La maison hantée
Des voix chuchotent au seuil des portes, dans les couloirs.
Le marteau tambourine. La clenche est secouée.
La porte grince. Le verrou glisse lentement.
Une volée de pierres atteint les volets clos.
Soudain, un verre explose, pluie d’éclats sur le sol.
Un spectre hideux émerge, sort du linoléum.
Des hoquets de sanglots interrompent parfois
Le crépitement monotone de la pluie.
Le fil du collier casse. Les perles rebondissent,
Roulent sous le buffet. Les coussins du fauteuil
Se gonflent, s’affaissent, gémissent, se soulèvent et retombent.
Les pages des ouvrages dispersés sur le sol
Dans la bibliothèque se tournent en silence.
Un voile de givre se fige sur les meubles.
Dans la maison hantée, un froid intense règne.
Il passe sous les portes, se glisse sous les draps.
Le froid monte et descend, rampe sur les dallages,
Se colle aux carreaux noirs. Froid froid froid, froid et froid.
Très lentement, la porte de la chambre s’ouvre,
Silence. Personne, personne, ni devant, ni derrière.
Les ondes de forme entourent le petit lit.
Elles se propagent dans les lacets du temps,
Les trous dans la maya. Les soubresauts du globe
Réveillent l’esprit endormi. Le tellurisme
A bon dos, mais ce sont toujours les cimetières
Qui restent les marécages de la douleur.
Dans la maison hantée, le garçon innocent
Ne sait s’il dort encore ou s’il est réveillé.
Ses doigts se resserrent sur les barreaux du lit.
Du fond de la noirceur, il déchiffre les runes
Gravées dans le plâtre du plafond lézardé.
Dans la maison hantée, chaque porte franchie
Fait tomber des vagues de froid sur les épaules,
comme des loups raidis, morts, lourds, noirs et glacés.
Le miroir du salon reflète sur ses bords
Piquetés de points noirs, les contours incertains
Des vieux joueurs de cartes. Le lustre de cristal
Se balance imperceptiblement dans le souffle
D’un léger courant d’air. Les portraits ancestraux,
Les photographies dans les cadres aurifiés,
Se gondolent. Le papier baryté enregistre
Les vibrations des voix, des sanglots et des cris.
La carafe posée sur la table de nuit
S’est vidée toute seule. Nuage de vapeur
Dans la maison hantée. Les racines des ormes
S’infiltrent sous les murs. Les branches des sureaux
Morts griffent les vitres de la maison hantée.
Le lierre se contorsionne autour des gouttières.
Dans la maison hantée, un bruit perpétuel,
Une vibration sourde remue l’atmosphère.
Les oreilles captent le son sans réagir.
C’est un bourdonnement qui devient intérieur.
Les viscères tremblent dans leur prison de sang,
De muscles. Horla cloîtré qui hurle dans la cave.
Dans le tiroir de la cuisine, les couteaux se frottent
Les uns aux autres, s’aiguisent mutuellement.
Dans la maison hantée, les revenants avancent
Sur leurs propres empreintes, ils laissent derrière eux
Une longue traînée sentimentale, un bruit
Silencieux, un parfum inodore, une image
Invisible. La maison est un hyperespace,
Le négatif d’une idéologie humaine
Qui contraint la matière, lui donnant corps et vie.
Poltergeists, revenants, apparitions, fantômes,
Goules, spectres, démons, esprits, ils n’ont pas peur du noir.
Comme des condamnés, forçats servant leur peine,
Dans le temps, dans l’espace, ils agitent leurs chaînes.
Dans la maison hantée, le souffle des fantômes
Coagule en ectoplasmes gélatineux
Qui flottent mollement entre sol et plafond
Comme des méduses languissantes, des limaces
A tête de vieillard, des sangsues dégueulasses.
Parfois, leur procession est suivie par la chute
D’un tableau, ancêtres de toile ou de papier,
Rictus sépia haché par les éclats de verre.
Dans la maison hantée, des ombres grises glissent
Sur le parquet, s’allongent devant les fenêtres.
Dans l’escalier qui monte au grenier, le bois grince.
Toutes les marches couinent. La trappe vermoulue
Dévoile un bric à brac, un capharnaüm monstre,
Un grotesque agrégat de rebuts ossifiés.
Jaunes et verts, des semblants d’yeux brillent dans la nuit,
Dans les couloirs, dans l’entrebâillement des portes.
Dans la maison hantée, les murs sont des éponges,
Les parquets, des wassingues, les plafonds, des balais,
Têtes de loups emmaillotées de chiffons doux.
Les larmes de l’enfant, les sueurs de sa mère,
L’odeur du sang caillé, les cris de rage, la peur,
La maison hantée a tout bu, tout avalé.
Chambres et couloirs sont les circonvolutions
Du cerveau, les sombres dédales de l’esprit.
Le passé se réverbère dans le présent.
Le pétrole répandu au pied de la lampe
Est absorbé par le linge de table. L’odeur
Du naphte s’insinue dans les rêves, elle plane
Au-dessus des draps blancs, dans la maison hantée.
L’escalier de la cave est humide et glissant.
Des toiles d’araignée tremblotantes scintillent
Dans le halo fuligineux de la veilleuse.
Des remugles de soufre infectent l’atmosphère.
Le suintement des murs y ajoute une odeur
Fétide, la touffeur alcaline de l’urine.
Les feuilles mortes flottent un moment sur l’étang,
Puis coulent lentement vers le fond, vers la fange,
Une bouillie noirâtre hérissée d’ossements.
Un linceul de feuilles pourries masque les morts,
Les noyés, les pendus, les fœtus avortés.
Le chien noir à longs poils aboie soudainement,
Œil flamboyant, dents jaunes, luisantes de salive.
Dans la maison hantée, les grondements lointains
De l’orage font tinter les cristaux du lustre.
Les éclairs clignent entre les lames des volets.
Les rafales de pluie giflent la vigne vierge.
Le vent hulule au cœur des cheminées éteintes.
La sonnerie grésillante du téléphone
Résonne longuement dans la maison hantée,
La maison solitaire en haut de la colline.
Dans la maison hantée, le petit garçon mort
Glisse entre deux couches de l’ancien papier peint.
Lucien Suel
La Tiremande, Usher House, Canterville, Manderley, Fortyfoot House, Edbrook, Hill House, Amityville.
31 décembre 2005
Première publication de ce poème en mai 2006 dans le n° 3 de L’enfance (Claire Ceira).
Photo : La maison au n° 112, Ocean Avenue, Amityville, Long Island.Libellés : Lucien Suel, Poésie