vendredi 23 janvier 2009

La traversée

1909, Louis Blériot traverse le détroit du Pas-de-Calais en aéroplane. A l'occasion du centenaire célébré cette année, voici une nouvelle publiée aux éditions de L'âne qui butine, et dont le tirage est aujourd'hui épuisé.

La traversée de la manche
Le plus difficile avait été de maîtriser la synchronisation des deux remplissages, celui de son estomac et celui du réservoir du Spirit of Merlimont. Louis Blaireau avait résolu le problème en utilisant deux tuyaux en caoutchouc de longueurs et diamètres différents. Le débit des tuyaux avait son importance, bien sûr, mais il fallait aussi que la quantité de liquide ingérée soit la même dans les deux récipients. Tout s'était bien passé. Il avait partagé en deux volumes égaux le contenu de la bouteille qu'Alice Rabbit lui avait donnée. Une fois installé aux commandes du Spirit of Merlimont, il avait coincé dans la poignée du manche à balai l'entonnoir qui était relié au réservoir d'essence par son tuyau. Ensuite, penchant la tête en arrière, il s'était proprement intubé avec le second tuyau qui plongeait directement dans son cardia stomacal. Son expérience d'ancien bateleur, avaleur de sabres, l'avait bien servi en cette occasion. Le second entonnoir lui chatouillait la base du nez. Dans un mouvement parfaitement symétrique, ses deux mains sortirent, de chacune des poches latérales de son blouson, les deux fioles. La main gauche alimenta son estomac, la droite, le réservoir de l'avion. Louis Blaireau retira le tuyau de sa gorge. Alice venait de lancer le moteur en basculant l'hélice vers le bas. Ayant débarrassé le manche à balai de l'entonnoir et du tuyau, le pilote fit s'élancer sa machine. Face au vent, l'avion se cabra légèrement. Le décollage fut un modèle du genre. Quelques secondes plus tard, l'effet du liquide d'Alice commença à se faire sentir : le monde grandissait très rapidement autour de Louis Blaireau et de sa machine.

La semaine précédente s'était passée en repérages divers. Il fallait trouver le sujet, le terrain ad hoc. Accompagné d'Alice Rabbit, Blaireau avait arpenté le front de mer. Finalement, leur choix s'était arrêté sur une rangée de transatlantiques en toile rayée bleu et blanc. Ils étaient installés au pied de l'esplanade et, la plupart du temps, occupés par des retraités ventripotents qui soignaient leurs rhumatismes au soleil de juillet et ne se levaient pas toutes les cinq minutes pour piquer une tête dans la Manche.

Aux commandes du Spirit of Merlimont, Louis Blaireau survolait Stella-Plage. L'effet du liquide jouait à plein. L'aéronef microscopique vrombissait à 15 centimètres du sol sableux. A ses commandes, un Louis Blaireau extatique surveillait les cadrans. Il dut tirer le manche à balai vers lui pour passer au-dessus d'un ballon de plage abandonné. Il arrivait à l'esplanade en longeant la côte. L'avion vira sur l'aile, pointant vers la rangée de fauteuils de plage. Le moment délicat du parcours. Il ne fallait pas rater le passage. Louis volait en rase-mottes. Il franchit la limite entre le sable dur et mouillé et le sable sec. De minuscules courants d'air projetaient des grains de sable sur le cockpit transparent.

Comme tous les jours depuis début juillet, Aristide Dodgson était allongé sur son transat. Il n'avait toujours pas réussi à dépasser la troisième page de son livre et celui-ci reposait ouvert à l'envers entre deux bourrelets de son abdomen. Aristide Dodgson ronflait paisiblement. Une légère brise soufflait dans l'entrebaîllement de son large bermuda à rayures rouges et vertes. Les pans de sa chemisette rose fluo se soulevaient rythmiquement. Au milieu de son rêve, il eut la sensation d'une mouche s'infiltrant entre son vêtement et la peau de sa cuisse gauche.
Louis Blaireau était maintenant dans le pot-au-noir. Pendant un moment, il avait survolé la plaine rase du tibia parsemée ici et là d'une rare végétation rousse et filiforme. Vaillamment, il avait lancé sa machine sous l'arche textile. L'horizon s'était obscurci et la végétation s'était faite plus touffue. Soudain, un courant ascensionnel prit l'avion par le travers. En même temps, une forte odeur de gaz traversa la paroi du cockpit. Louis Blaireau eut un haut-le-coeur mais parvint à maîtriser la dérive de l'appareil. Il réussit à se faufiler entre deux boutons, passa sous la ceinture du bermuda. L'avion volait maintenant sous un ciel rose fluo. Regardant sous lui, Louis apercevait la vallée de la poitrine, collines blanchâtres semées de touffes rabougries et de taches marron. Devant lui, il aperçut un mamelon foncé, presque volcanique. Il vira par dessus l'éminence et s'aligna vers l'ouverture de l'aisselle. Au loin, il apercevait de nouveau le ciel libre. Un long filament frisé s'enroula autour de l'hélice ralentissant le rythme du moteur. Allait-il échouer à quelques centimètres du but ? Le poil se détacha avec une secousse qui fit trembler le muscle subscapulaire d'Aristide Dodgson. Blaireau redonna les gaz et s'engouffra dans la manche de la chemisette. Il avait réussi. Le ciel bleu de Stella-Plage saluait son exploit. Semblable à un moucheron motorisé, l'aéronef filait vers le lieu de rendez-vous. Les effets du fluide n'allaient pas tarder à se dissiper. Le réservoir du Spirit of Merlimont était presque vide et Louis avait une forte envie d'uriner.
Alice et Louis marchaient main dans la main sur la promenade. En passant devant l'esplanade, ils croisèrent Aristide Dodgson qui rentrait à son hôtel. Il ne leur prêta pas attention. Louis regarda Alice en souriant. « Il ne saura jamais que j'ai traversé la manche aujourd'hui ! »
Lucien Suel

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lundi 19 janvier 2009

Streindje froute (poème de J.-L. Galus)

Streindje froute : Billie Holiday enregistrement de 1952

« Ne bois pas le lait d’une vache noire et ne mange pas les œufs d’une poule noire »

C’est une noire enveloppée d’une peau havane qui exhale une chanson truffée de pendus c’est une chanteuse qui balance le blues comme le fruit blet
au bout de la branche bringuebale
c’est une noire qui vaut deux BLanches
……………………………………………………………………………
Les yeux exorbités
et la bouche tordue
Parfum de magnolia doux
et frais
Les arbres du Sud portent un étrange fruit
Du sang sur les feuilles
Du sang aux racines
Fruit à déchiqueter pour les corbeaux
pour la pluie à arroser
Pour le vent à dessécher
Pour le soleil
à
racornir
…………..
SOOVEuN TRIZ VERZTREINDJE FROUTEee…
BLEUDONE VELIVZe AND BLOD AT VeROUTTEe…
BLAQUEBODI SouInGING INVE SAOOVEN BRIIIVZZz
STREINDJE FROUTeEnGing From veu poplare triz
Pasterol cine..e ov ve galeinte saofe
Veu bojine eize ande veu touistid maouuf…
Seintofmagu(e)nolia souitanndfrèèche
VèN Ve SeudeUNsmellovbeuningflai..che
Iize vefroute fooveu krooze touplack.
Fa veu rine tougaiveu..
Fa veu ouine tousock.
Fa veu seune tourate
FAAA VEUeu TRIII TOU DROUAAHAAAP !
IIIZE EU STREINDJEU ANE BITTEU KROAPPP...
..........................
Des arbres du Sud pendent d’étranges fruits
Des corps noirs balançant dans la brise sudiste : d’étranges fruits pendent des peupliers
Du sang dégouline des feuilles jusqu’aux racines
Et l’effluve sucrée et tiède du magnolia soudain fauchée par l’odeur de chair brûlée
Voici un fruit pour le festin des corbeaux un fruit
que l’averse seule viendra mûrir que le vent balaiera que le soleil pourrira jusqu’à ce qu’il se décroche
………………………………………………………………………………..
C’est un(e) black enveloppée d’une peau havane qui exhale une chanson truffée
de pendus c’est une chanteuse qui balance le blues comme le fruit blet au bout de la branche
c’est une noire qui vaut deux blanches
dont le chant s’égoutte émoussant le fil de la lame de jus de brou de noix c’est une négresse qui chante dans le brouhaha enfumé les hommes et les femmes à l’âme bleu- … à l’âme bleu-gris-presque noire… les masques fumeux… les peaux des nègres… les tons charbonneux… toutes les nuances
beige tendre- café au lait- noir de jais- cuivré- brun peau de phoque-
chocolat jusqu’à l’os…
Jean-Luc Galus

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mercredi 14 janvier 2009

Photoromans à Liévin

Dans le cadre du 6ème "Marché aux Livres", présentation de "Photoromans" à la galerie Arc-en-Ciel, Place Gambetta à Liévin. L'exposition sera visible du 7 au 17 janvier 2009 (renseignements : 0321448510).
Le Samedi 17 janvier, pendant le "Marché du Livre", Patrick Devresse & moi, présenterons à 3 reprises la performance lecture-vidéo associée à l'exposition, à 11h, 15h & 17h (entrée gratuite).
Nous signerons aussi notre ouvrage "Photoromans" publié aux éditions Michel Husson (distribution Pollen).
Pour ma part, je signerai également "Mort d'un jardinier", de nouveau disponible dans toutes les librairies.
Ci-dessous, une image (Devresse) & un texte (Suel) inédits des "Photoromans" :

Les jockeys jumeaux Ben et Hur ont abusé des produits dopants illicites.
Distorsion de la réalité, hallucinations horribles : déplacement de la queue de cheval,
dérèglement dans l'usage et le nombre des pattes, disparition des roues,
transformation du sulky en selle... Totalement inédit depuis l'époque des Centaures !


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lundi 12 janvier 2009

Le Mastaba d'Augustin Lesage (14)

"Mathématiques sévères"...
Le texte suivant figure dans l'édition originale du Mastaba d'Augustin Lesage. C'est le dernier de la série et le seul à n'avoir pas été composé en vers justifiés.
Je le propose aux lectrices et lecteurs de Silo. Jusqu'à présent, personne ne m'a donné la solution. Que la meilleure ou le meilleur gagne ! (donner votre réponse en commentaire)


Problème

(Annales du Certificat d'Etudes, année 1929, canton de Norrent-Fontes)Pour sa confection, un tableau a nécessité l'utilisation d'une toile rectangulaire de 1,40m de long et 1,10m de large, vendue au prix de 14,50F le m².
Ce tableau commencé le 14 février 1928 a été achevé le 2 mars de la même année.
L'artiste y a travaillé pendant 4 heures chaque jour, sauf le dimanche.
La toile achevée a été entourée d'une moulure, valant 0,41F le m.
La dépense en peinture et en vernis s'est élevée à 11,17F.
Sachant que le peintre, ancien ouvrier-mineur, évalue son travail artistique au tarif horaire d'un mineur, soit 1,37F de l'heure, sachant également que le 31 décembre 1927 était un samedi, quel est le prix de ce tableau ?

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mercredi 7 janvier 2009

Le Mastaba d'Augustin Lesage (13)

L'Oeil d'Horus erre sur la tapisserie
de la chambre. Il me regarde parmi le
lacis des buissons de fleurs peintes,
se fige entre deux ornementations des
bordures, puis glisse vers le plafond
dont les écailles soulevées dessinent
l'ombre fantastique du reptile divin.


Je frotte mon nez aux brins de paille
du matelas rayé. L'odeur de poussière
traverse la toile. Le drap est lourd.
Les pieds sont brûlants. Je transpire
sous la couverture. Je serre les yeux
et les poings. L'Oeil d'Horus monte à
l'échelle du grenier. Le bois grince.


Devant la voiture noire, les enfants,
la croix et les chevaux se balancent.
Sur un coussin jaune, brille un cadre
de marbre noir. À genoux, je fixe les
fils d'or qui s'entrecroisent dans le
dos de la chasuble violette et noire.


Je sais que mes reins sont comme ceux
d'un lapin dépiauté, qu'il y a toutes
les canalisations, tous les tuyaux de
pipi et de sang de chaque côté. C'est
un grand tableau sur le mur. Je vois.

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lundi 5 janvier 2009

Le Mastaba d'Augsutin Lesage (12)


Décore les veines noires de la terre,
cueillant les feuilles de pierre dure
où saignèrent les fougères comprimées
par le temps et la lourdeur dernière.


Décore l'herbe mouillée et glissante,
rinçant le silex abrasif dans le seau
où fermenta la douceur très visqueuse
de la peau de chamois, purificatoire.


Décore le vent à travers les hublots,
pleurnichant sur les mausolées ruinés
où voltigèrent les horoscopes périmés
des actrices poitrinaires, exotiques.


Décore le ciel béant, dans le fleuve,
miroitant de damiers hippopotamesques
où s'épanouit la béatitude détergente
dans le bassin d'émail blanc, minier.


Décore l'horrible marchandise larvée,
transhumant d'une cervelle bourgeoise
où s'atrophia l'art, pourrit au coeur
l'ombellifère infuse de l'imaginaire.

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vendredi 2 janvier 2009

Le Mastaba d'Augustin Lesage (11)


un
coup
pourri
pour oui
un coup de
reins pour y
frapper le oui
un coup pour oui
deux coups pour le
nom ouï Marie guérie
deux coups pour don du
ciel Marie Marius frappe
un coup pour oui deux fous
pour noms de Tyane le crayon
voyage dans l'espace blanc oui
non oui non système binaire béni
d'une informatique funèbre oui oui



au
pied
véreux
d'un lit
séraphique
l'enfant des
anges à genoux
fermant les yeux
laisse glisser son
doigt sur le lainage
beurré par les pétales
de fleurs un reposoir où
s'écrit joliment le prénom
de la petite fille morte qui
sourit dans la taie d'oreiller
où ses cheveux s'éparpillent une
étincelle dans le grisou des cieux



je
sais
guérir
posément
la maladie
soudaine par
l'ombrage doux
de mes mains sur
la tête dénudée de
la fille aux boutons
mais les enfants sales
qui jouent aux mappes au
bord du trottoir courent à
toutes jambes quand je passe
la porte de la maison et toute
leur frayeur se coagule dans les
billes qui roulent dans la bordure

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