mercredi 22 juillet 2020

Peter Handke : Un ami à moi, de Munich...


 
Ce texte de Peter Handke figure en introduction dans le catalogue de l'exposition de dessins "A PROPOS DE W.S. BURROUGHS". Ces œuvres de Jean-Paul Chambas ont été présentées à Paris, dans la librairie-galerie du Rhinocéros, du 19 novembre au 31 décembre 1975.

Un ami à moi, de Munich, avait oublié dans le métro son sac de toile. Par une tiède journée de juin, je montais dans un bus de la ligne 62, devant le Prisunic d'Auteuil, allais dans le quinzième arrondissement pour reprendre au Bureau des Objets Trouvés le sac que quelqu'un avait retrouvé. Après avoir montré mon passeport et apposé ma signature à trois guichets différents, on me remit la musette à un quatrième. Il était alors déjà midi et j'étais debout dans la rue de Dantzig, indécis et cependant satisfait parce que j'avais du temps libre devant moi. Seul le sac me dérangeait : j'avais l'impression de marcher avec quelque chose pendu autour de moi. (Dans le sac, il y avait un vieux Pariscope et une monographie sur Erich von Stroheim.) Une grande femme blonde, en longue robe noire, et un jeune homme pâle avec de très longs cheveux attachés par derrière, en pantalon moulant et bottes à talons hauts, et une ample chemise blanche, s'approchèrent de moi. Le jeune homme, aux joues assez rondes, dit qu'il était peintre ; il avait l'accent du Sud-Ouest où les voyelles ressortent, familières. Il vivait une partie de l'année dans la propriété de son amie, dans le sud de l'Autriche (d'où, moi aussi, je suis originaire). Nous allâmes tous les trois à Saint-Germain-des-Prés et mangeâmes dans un restaurant tranquille de la rue du Dragon. Nous nous sommes revus deux ou trois fois avant les vacances. Par un long après-midi, Jean-Paul et moi, nous étions assis devant un verre de rouge, à la terrasse d'un restaurant de la rue de Dantzig, et nous passâmes tout notre temps à observer l'immeuble en face, devant lequel une jeune femme, avec des cheveux noirs et un châle rouge, faisait les cents pas. Deux ou trois fois, elle entra dans la maison mais en ressortit aussitôt. Enfin, après y être entrée une nouvelle fois, elle y resta longtemps ; nous nous fîmes du souci pour elle. Elle ne ressortit plus... Pendant l'été, je rencontrais Jean-Paul dans la propriété de sa compagne, en Autriche. À la lisière de la forêt, il remarqua immédiatement les cèpes bruns dans la mousse et m'en montra quelques-uns pour que je puisse aussi en rapporter à la maison. Il connaissait les émissions et les programmes publicitaires de la télévision autri­chienne bien mieux que moi. Sur sa table à dessin, il y avait "The Last Words of Dutch Schultz" de Burroughs. Lorsqu'un soir il ne se trouva pas satisfait de son travail, il parut comme offensé par sa propre inefficacité ; ce jour-là, il devint plus pâle et plus gros. Je lui conseillais de se suicider. Il se mit à rire « sans joie », comme on dit souvent dans les romans policiers américains. Il y a quelques années, il a peint de couleurs vives un de ces oratoires typiques de la Basse-Autriche qu'on trouve, la plupart du temps, aux croisements des chemins - ils sont vraisemblablement issus de vieilles pierres rares romaines - et il l'a dédié à la population de la vallée... Par une tiède matinée de fin d'été, nous étions assis cette fois devant un verre de vin rouge autrichien, devant l'auberge de la ville voisine, et nous regardions, pendant que chacun essayait de raconter un peu de sa vie à l'autre, la place de la ville avec sa fontaine et la colline boisée derrière les vieilles maisons bourgeoises. Au sommet de la colline se trouvait un sapin isolé dans la claire lumière d'avant l'automne, et Jean-Paul me dit que si j'écrivais quelque chose sur lui, ce serait bien aussi que j'y parle de cet arbre. Un soir, nous tra­duisîmes le nom Jean-Paul Chambas en allemand ; il s'y nommait Johann-Paul Niederfelder et je me figurais tout à coup les tableaux d'un peintre de la fin du gothique, un ami d'Albrecht Altdorfer, peut-être, qui, patiemment, peignait ce sapin isolé sur une falaise, au-dessus du Danube. Avec tout cela, j'ai bien conscience que Jean-Paul Chambas pourrait en raconter beaucoup plus sur moi que je pourrais en raconter sur lui et qu'il pourrait tout aussi bien être mon ennemi.
PETER HANDKE
(25 septembre 1975).
Traduit de l'allemand par Georges-Arthur Goldschmidt.

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jeudi 2 juillet 2020

La Covidie par Hervé Gasser 16/16

XVI

Le lundi treize avril, je tente une expérience :
Marcher un kilomètre à partir de chez moi
Ce soir le président prolongera d’un mois
Le confinement, et par acquit de conscience
Je veux savoir jusqu’où j’aurai le droit d’aller
Je pourrais tracer un cercle sur Google map
Mais il y a des fonctionnalités qui m’échappent
Et je dois sortir acheter des surgelés
(Le Picard est ouvert en ce lundi de Pâques)
Je charge une attestation sur mon téléphone
J’enfile un masque artisanal, je prends un sac
Isotherme et je sors en direction du Rhône
Je ne l’atteindrai pas, sans doute, je crois être
À quelque chose comme mille cinq cents mètres
Du pont de la Guillotière, en allant tout droit
On dirait qu’il a plu mais il ne fait pas froid
En tout cas moins qu’hier et sous les grands platanes
Le bitume adhère comme du cellophane
À cause du pollen encollé par la pluie
Je contemple un jogger qui fait un petit bruit
De scotch ou de mastic avec ses Adidas
Et le trottoir poisseux visiblement l’agace
Il traverse au feu rouge en face du kebab

Je voudrais composer un dodécasyllabe
À chaque intersection, mettre en vers les passants
Faire un alexandrin pour chaque commerçant
Façonner un quatrain, élaborer des rimes
Pour les distributeurs, les boîtes d’intérim
Le mobilier urbain, les bouches de métro
Non comme un monument aux morts ou aux héros
Mais comme un art martial, un genre de kata
Pour enjamber tout en souplesse la cata-
Strophe annoncée, comme un simple ralentisseur
On pourrait augmenter les antidépresseurs
On pourrait se remettre à boire en quantité
On pourrait se complaire dans l’indignité
On pourrait s’abonner à Netflix ou Canal
En lançant des appels au sursaut national
Mais si le radical confine au ridicule
Et qu’on en est réduit à la vie d’homoncule
Il faut documenter l’atmosphère inédite
Avec le vers français qu’ici je ressuscite

Ta gueule Cyrano, laisse-nous respirer
A quoi joues-tu encore, au poète inspiré ?
Au philosophe ? Au druide, assis sur ton menhir ?
Rappelle-toi combien tu n’as rien vu venir

Rien vu, rien entendu et surtout rien compris
C’est vrai, mais c’est en versifiant que je construis
Et découvre à la fois du sens, même ténu
Même presque inaudible, alors je continue

Huit-cents mètres, j’arrive à Saxe-Gambetta
Un trait d’union marie les deux hommes d’État
Qu’un siècle au moins sépare et je les imagine
Au Carrefour City peser leurs mandarines
Je ne suis pas venu depuis le mois dernier
L’agence de voyage a l’air abandonnée
Le soleil à travers la vitrine a jauni
Un totem en carton pour les Etats-Unis
A neuf-cents mètres, je m’arrête et je m’étonne
En entendant parler un couple hispanophone
Qu’il y ait si peu de bruit et que l’air soit si doux
Le printemps dirait-on n’a pas besoin de nous
D’ailleurs, j’ai l’impression d’être ici par erreur
Ou comme en revenant d’une vie antérieure
Et les autres passants sont autant de facteurs
De contamination, on s’écarte, on s’évite
Et pour se dépasser on marche un peu plus vite
En retenant son souffle comme des plongeurs
Voilà : un kilomètre exactement m’amène
Après le petit magasin de porcelaine
À l’angle de la rue du commandant Fuzier
Et je trouve en googlant l’aviateur officier
Abattu en dix-sept en combat aérien
Deux pages d’une ancienne revue militaire
Qui le cite à Vincy, Carency et Verdun
Et le montre à côté de Georges Guynemer
Où est la guerre ici à part sur les écrans ?
Et si je traversais serait-ce différent ?
Mais je m’en tiens à ma limite imaginaire
Et je flâne au coin de la rue comme un badaud
À côté d’un café nommé El Dorado
(L’utopie des conquistadors et de Voltaire)
Les volets sont fermés, l’auvent est dégueulasse
Mais je rêve de boire un coca en terrasse
Avec mon frère aîné, ses Ray-Ban et ses clopes
La guerre, mon vieux, la guerre est une salope
Il faut enterrer les morts et tout reconstruire
Et ce vers était presque impossible à écrire


FIN

Hervé Gasser, 15 mars - 9 mai 2020   

La Covidie est le journal tenu par Hervé Gasser du 15 mars au 9 mai 2020.
Ce journal divisé en 16 chants est écrit en alexandrins rimés.

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mercredi 1 juillet 2020

La Covidie par Hervé Gasser 15/16

XV

En lisant le journal du mardi sept avril
Allongé sur le vieux canapé du salon
Je trouve une photo de Jean-Pierre Melville
En train de bavarder avec Alain Delon
Je crois que c’est le tournage du Samouraï
On reconnaît le trench et le Borsalino
L’acteur a le regard d’un gangster latino
Le cinéaste porte un stetson de cow-boy
Mais penchés l’un vers l’autre avec les yeux baissés
L’attitude virile est comme compensée
Par une intimité quasi sentimentale
On dirait deux mafieux que l’amour a surpris
Et la première idée qui me vient à l’esprit
C’est qu’ils n’ont pas mis de masque chirurgical

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La Covidie est le journal tenu par Hervé Gasser du 15 mars au 9 mai 2020.
Ce journal divisé en 16 chants est écrit en alexandrins rimés.

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