mardi 29 septembre 2009

Prose du ver

"Prose du ver" : nouvelle écrite en 1991, publiée la même année par les frères Poincelet dans la collection "Histoires grotesques" chez Lune Produck, avec des illustrations de Dominique Leblanc.
Prose du ver

Au-dessous de la ceinture, mon corps s’est desséché. La partie supérieure qui me permet encore de considérer l’existence, est coincée dans une fourche d’un pêcher rabougri. Je vais mourir dans l’espace aérien, à deux mètres du sol. Le sort est ironique.

J’avais identifié, près de la maison, un majestueux plant de datura. Je m’en étais préparé une importante décoction que j’avais goulûment absorbée. Je ne savais pas quel était mon animal-totem. La curiosité me poussait.

Je me tortillai un moment sur le sol, puis parvins à m’enfoncer sous une feuille de carton ondulé, détrempé par les récentes pluies. La fraîcheur de mon asile, la douceur de la terre meuble et le voisinage des cloportes m’enchantaient. Je me moulais entre deux rainures du carton dans la ténèbre protectrice. Mon occiput fouillait le sol spongieux, recherchait l’entrée de l’abdomen maternel. Je mâchais la terre arable, suçais les déchets organiques, filtrais les sels minéraux et les oligo-éléments. J’étais un boyau dans le boyau.

Soudain, la cuisante lumière du jour m’enveloppa. Je fus saisi par une main puissante. J’eus à peine le temps de me débattre que je tombai lourdement au fond d’une espèce de cuve en fer-blanc, au milieu d’un gluant amas de corps enchevêtrés. L’obscurité se fit et je sentis que l’on nous transportait. Les sensations que me produisait le contact de tous ces corps nus emmêlés, étaient enivrantes. Je me roulais au sein de la masse dans un état d’excitation incroyable. Glissant sur le mucus, humant la chaude humeur des chairs amalgamées, je manquai défaillir. Je me faufilais dans ces méandres, me vautrais dans cette fiévreuse promiscuité, accrue par les mouvements chaotiques que le déplacement donnait à la cuve. J’étais emporté. Le voyage de rêve se termina abruptement.

En pleine lumière, je me convulsais dans le poing d’un inconnu. Un ignoble harpon de métal s’enfonça dans mon intimité. Mes muscles meurtris furent sauvagement retroussés à l’intérieur de mon corps qui, par son poids, s’empala le long de la tige acérée. Une sourde souffrance irradia dans mon ventre. Le viol immonde n’épargna que le haut de mon corps. Désespérément, je secouais la tête. Mon persécuteur me lâcha et je me retrouvai pendu à cinquante centimètres du sol, dans le soleil. Le métal me brûlait l’intérieur. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais encore en vie, encore conscient.
Le filin qui me retenait se déplaça. Un mouvement rapide se fit vers le bas. Je vis avec terreur que j’étais maintenant suspendu au-dessus d’une étendue aquatique. Je n’avais pas eu le temps d’envisager le pire qu’il s’était produit. J’étais sous l’eau. Curieusement je ne m’étouffais pas. Ma situation était même moins désagréable. J’avais retrouvé une lumière moins violente, tamisée par la pellicule de lentilles qui recouvrait la surface de l’eau. Je pesais moins sur le câble à cause de la poussée d’Archimède, et la fraîcheur de l’élément liquide était bienfaisante à mes chairs tuméfiées par le pal.
Je commençais à m’habituer à l’idée d’une jouissance possible quand la gueule monstrueuse d’une tanche s’approcha de moi. Je tentais ridiculement de détourner mon visage, mais le mufle patibulaire me suivait continuellement. Je me laissai aller. Le museau humide s’approcha. Les lèvres de la créature se fermèrent autour de ma tête raidie. Une sensation de chaleur me saisit et la tanche recula doucement en gardant la bouche fermée. Ce massage inattendu me fit un bien extrême, d’autant que la bête recommença plusieurs fois son manège, me gobant de plus en plus profondément. Chaque fois que ses lèvres m’engloutissaient, je me forçais à l’immobilité, et même à une certaine rigidité, pour apprécier davantage la douceur du traitement.

A un moment, la tanche essaya de m’entraîner plus bas, vers le fond vaseux. Une douleur fulgurante me traversa. Je fus brutalement arraché à l’étreinte buccale. Je jaillis hors de l’eau à toute vitesse, entraîné par le câble. Je décrivis un grand arc de cercle et tombai dans les branches de ce pêcher riverain.

Extrême était la souffrance qui me taraudait l’intestin. Des cris furieux m’assourdissaient. Des jurons innombrables faisaient vibrer l’air. Puis le silence revint. Mon ventre s’était déchiré. Le harpon d’acier s’était détaché.
J’avais retrouvé une certaine liberté. Mais à quel prix ? Mon intégrité physique avait été bafouée. Je ne maîtrisais plus mes fonctions digestives. Et surtout, j’étais loin au-dessus du sol, incapable de rejoindre ma terre. Le soleil, heureusement, cautérisait mes blessures.

Depuis des heures, je suis là, à demi-desséché, complètement hébété. C’est un forficule qui me montre le chemin de la vie, me donne l’illumination. En le voyant s’extirper d’une pêche à moitié mûre, je comprends où est mon salut. Je me traîne au bord d’une craquelure du fruit, me glisse péniblement à l’intérieur. Je retrouve l’humidité, l’obscurité et la nourriture. La vie est belle. Le ver est dans le fruit.
Lucien Suel

Libellés : ,

posted by Lucien Suel at 09:21 2 comments

jeudi 24 septembre 2009

Une lecture de "La patience de Mauricette"

Sur le site de Libélabo, Audiolivre à voix haute, je lis deux extraits de mon roman :
1. Extrait du chapitre 6, pages 79 à 83 (l'accueil de Mauricette Beaussart à "La Clinique")
2. Extrait du journal de Mauricette rédigé pendant son séjour à "La Clinique", pages 194 à 197.
Enregistrement réalisé à Paris le 18 septembre 2009 par Frédérique Roussel.

Libellés : ,

posted by Lucien Suel at 14:57 0 comments

lundi 21 septembre 2009

Une image trouvée par Yann Dissez

Cette dame attend patiemment, mais son prénom ne commence pas par la lettre M.

Libellés : , , , ,

posted by Lucien Suel at 17:15 0 comments

mardi 15 septembre 2009

Un poème trouvé par Julien d'Abrigeon

(clic pour agrandir)

Note de l'éditeur : Ce poème vaut surtout pour sa "chute" et donnera raison à certaine personne qui m'écrivait récemment que je savais vendre ma "salade". Notez bien que l'apparition de ce produit en hypermarché est tout à fait saisonnière et n'est que le fruit d'une coopération ponctuelle entre l'épicier et les Cafés Littéraires de Montélimar. Merci à Julien d'Abrigeon.

Libellés : , ,

posted by Lucien Suel at 11:30 6 comments

vendredi 11 septembre 2009

Sur la piste d'Arthur Cravan (3)

Voici la dernière lettre qu’Arthur écrivit de Terre-Neuve à Renée. Les autres lettres du lot ne sont pas tellement intéressantes à reproduire ici. Arthur annonce son projet de s’enfuir au Mexique. Dans “Colossus” (Ballustrada n° 4, 2004) j’ai déjà parlé du séjour de Cravan au Mexique, où il épousa Mina Loy tandis qu’en France l’attendait toujours sa femme Renée. Les lettres que Cravan a écrit à Mina ont déjà été publiées ailleurs.
Port-Union, Terre-Neuve, le 19 octobre 1917

Ma chère Renée,

Je travaille sur un bateau de pêche. Nous naviguons sous drapeau danois, mais l’équipage se compose surtout d’Islandais. Nous pêchons sur Grand-Banks, un énorme banc de sable plus grand que Terre-Neuve elle-même. Il faut que je te dise que c’est un travail vraiment dur. Et sale en plus. Au fond c’est dégoûtant et je ne comprends pas comment je réussis à tenir bon. Je ne peux plus voir de morues. Mais que mange-t-on ici tous les soirs ? De la morue! Qu’est-ce qu’un poète / boxeur cherche ici? Je mène une vie inhumaine, je suis au bord du désespoir et je te supplie de m’envoyer du fric.
William Coaker fait de son mieux pour aider le village qui a été fondé par la Fishermen’s Union Trading Company. Il dirige le syndicat et soutient les intérêts des pêcheurs dans son journal “The Fishermen’s Advocate”. Le cousin d’Oscar Wilde aimerait bien y insérer un article sur son expérience de la vie de pêcheur, mais sans doute, vaut-il mieux me taire. Coaker d’ailleurs ne m’oublie pas et on est en train d’achever “The Bungalow”. C’est le nom de cette maison magnifique, mais qui détone parmi les pauvres petites maisons de pêcheurs ici dans la Bonavista Peninsula. Ma chère Renée, envoie-moi de l’argent, car je ne tiens plus et tout compte fait, je ne suis pas en sûreté ici.
Dans la baie survolée chaque jour par des balbuzards, il y a une goélette sous drapeau mexicain. Pour autant que je sache, le Mexique n’est pas mêlé à cette foutue guerre et je pense que discrètement, je vais me renseigner sur la date de son départ.

Je t’aime
Arthur


Références :
Jean-Pierre Begot, Arthur Cravan Oeuvres, Editions Gérard Lebovici, 1987.
Blaise Cendrars, Le Lotissement du Ciel, Editions Denoël, 1949.
Johan Everaers, Colossus, Ballustrada 18 n° 4, 2004.

Libellés : ,

posted by Lucien Suel at 07:35 0 comments

mardi 8 septembre 2009

Sur la piste d'Arthur Cravan (2)

Le récent évènement de la braderie de Lille nous incite à publier la suite d'un article publié ici en août 2006, un article rédigé par notre ami néerlandais Johan Everaers qui eut la fortune de trouver sur une brocante d'Audresselles un paquet contenant des lettres originales d'Arthur Cravan. L'ensemble du dossier fit l'objet d'une publication dans le numéro 184 de la revue "Action poétique" dirigée par Henri Deluy.
"Silo" vous propose en deux séries les autres lettres d'Arthur Cravan précédées d'un commentaire de Johan Everaers.


Le vrai nom d’Arthur était Fabian Lloyd. Le courrier qu’il attend de sa femme doit être adressé maintenant à un de ses pseudonymes. Après son séjour à Curling, Arthur s’habillera désormais en homme et nous ne pouvons que deviner quel a été le boulot qu’il faisait dans cette ferme isolée. C’est dommage que le mystère Frost ne soit pas encore résolu. Frost est né à Philadelphie et je sais aussi qu’il est mort fin 1917. Je n’ai pas réussi à trouver l’endroit ni la date de sa disparition. Des recherches dans les archives communales de Corner Brook n’ont abouti à rien. Dans le Western Star, les noms de Frost ou de Cravan ne figurèrent jamais. Il faudra donc aller à la recherche du nom de Marie Lowitska.
Dans sa lettre du 25 septembre déjà, Cravan prévoit une période difficile pour le vieux Frost, tout comme son fils artiste-peintre, et devenu célèbre comme illustrateur. De chagrin, le bonhomme a détruit les oeuvres de son fils, mort avant son trentième anniversaire. [J. E.]
Port Union, Terre-Neuve, le 29 septembre 1917

Ma Bourguignonne,

Hélas, toujours sans nouvelles de Paris. Chère Renée, écris-moi s’il te plaît, comment vous allez tous. Surtout, envoie tes lettres à Robert Miradecque. Ce n’est que depuis quelques jours que je me suis rendu compte que je suis toujours dans un endroit tout à fait impossible. Terre-Neuve est un territoire anglais et par conséquent, je me trouve encore dans un pays en guerre, nom de dieu. Il faut que je file. En tant que Robert Miradecque, je tiendrai bon quelque temps, mais je n’ai presque plus d’argent. Ici, je ne vois presque rien de cette guerre mais ce doit être bien différent pour vous autres. Le pêcheur que j’ai rencontré à Corner Brook m’a accompagné en auto-stop sur la presqu’île de Bonavista. Hier nous avons passé la nuit à Botwood chez un vieil ami de mon compagnon de voyage. Un séjour qui n’a pas manqué m’inspirer d’ailleurs. J’y ai appris cette histoire que j’ai plaisir à te raconter : Ici à Terre-Neuve vivaient des Indiens nommés les Béothuks. Il y a une centaine d’années, Mary March était une femme Béothuk qui avait été capturée par les Anglais. Son vrai nom était Demasduit et pendant sa captivité, on a essayé de lui apprendre la langue anglaise. Ainsi, les Anglais pourraient disposer d’un interprète. Tu comprendras que………
[ quelques phrases illisibles. La lettre a été écrite au crayon] ………tandis que Mary comme le dernier de sa tribu est décédée. Je pense que les Français ont fait la même chose, par exemple avec les Indiens MicMacs sur la French Shore à l’ouest de Terre-Neuve. Pourquoi ne leur auraient-ils pas appris la langue française? Tu comprends que pour une personne bilingue comme moi c’est intéressant à savoir et peut-être qu’ensemble, avec Frost, j’en aurais appris davantage. Hélas, l’histoire a pris un autre cours. Maintenant je suis vraiment à court d’argent et je te prie de m’envoyer du pognon au Consulat Danois. Fais attention surtout d’indiquer Robert Miradecque.
Ton Arthur
Plus tard on a découvert que Renée, la femme de Fabian Lloyd, alias Arthur Cravan, alias Robert Miradecque etc., avait envoyé de l’argent au Consulat Danois à l’intention d’un des pseudonymes d’Arthur. Les lettres arrivaient à Paris par Copenhague avec la mention que le destinataire était parti sur un bateau mexicain, le Santissima Madre de Dio. Avant de quitter Terre-Neuve, Arthur donna de ses nouvelles et c’est cette carte postale qui prouve sa présence au petit village de Port-Union dans la presqu’île de Bonavista. La carte montre un énorme iceberg au large de Cape Bonavista.
Port-Union, le 4 octobre

Ma chérie,

J’ai trouvé du travail sur un bateau de pêche. Maintenant je comprends un peu mieux ce livre de Pierre Loti qu’un jour nous avons lu ensemble. C’est un labeur extrêmement dur.
Ton Arthur

Libellés : ,

posted by Lucien Suel at 20:30 3 comments