La Covidie par Hervé Gasser 16/16
XVI
Le lundi
treize avril, je tente une
expérience :
Marcher
un kilomètre à partir de chez moi
Ce
soir le président prolongera d’un mois
Le
confinement, et par acquit de conscience
Je
veux savoir jusqu’où j’aurai le droit d’aller
Je
pourrais tracer un cercle sur Google map
Mais
il y a des fonctionnalités qui m’échappent
Et
je dois sortir acheter des surgelés
(Le
Picard est ouvert en ce lundi de Pâques)
Je
charge une attestation sur mon téléphone
J’enfile
un masque artisanal, je prends un sac
Isotherme
et je sors en direction du Rhône
Je
ne l’atteindrai pas, sans doute, je crois être
À
quelque chose comme mille cinq cents mètres
Du
pont de la Guillotière, en allant tout droit
On
dirait qu’il a plu mais il ne fait pas froid
En
tout cas moins qu’hier et sous les grands platanes
Le
bitume adhère comme du cellophane
À
cause du pollen encollé par la pluie
Je
contemple un jogger qui fait un petit bruit
De
scotch ou de mastic avec ses Adidas
Et
le trottoir poisseux visiblement l’agace
Il
traverse au feu rouge en face du kebab
Je
voudrais composer un dodécasyllabe
À
chaque intersection, mettre en vers les passants
Faire
un alexandrin pour chaque commerçant
Façonner
un quatrain, élaborer des rimes
Pour
les distributeurs, les boîtes d’intérim
Le
mobilier urbain, les bouches de métro
Non
comme un monument aux morts ou aux héros
Mais
comme un art martial, un genre de kata
Pour
enjamber tout en souplesse la cata-
Strophe
annoncée, comme un simple ralentisseur
On
pourrait augmenter les antidépresseurs
On
pourrait se remettre à boire en quantité
On
pourrait se complaire dans l’indignité
On
pourrait s’abonner à Netflix ou Canal
En
lançant des appels au sursaut national
Mais
si le radical confine au ridicule
Et
qu’on en est réduit à la vie d’homoncule
Il
faut documenter l’atmosphère inédite
Avec
le vers français qu’ici je ressuscite
—
Ta gueule Cyrano, laisse-nous respirer
A
quoi joues-tu encore, au poète inspiré ?
Au
philosophe ? Au druide, assis sur ton menhir ?
Rappelle-toi
combien tu n’as rien vu venir
—
Rien vu, rien entendu et surtout rien
compris
C’est
vrai, mais c’est en versifiant que je construis
Et
découvre à la fois du sens, même ténu
Même
presque inaudible, alors je continue
Huit-cents
mètres, j’arrive à Saxe-Gambetta
Un
trait d’union marie les deux hommes d’État
Qu’un
siècle au moins sépare et je les imagine
Au
Carrefour City peser leurs mandarines
Je
ne suis pas venu depuis le mois dernier
L’agence
de voyage a l’air abandonnée
Le
soleil à travers la vitrine a jauni
Un
totem en carton pour les Etats-Unis
A
neuf-cents mètres, je m’arrête et je m’étonne
En
entendant parler un couple hispanophone
Qu’il
y ait si peu de bruit et que l’air soit si doux
Le
printemps dirait-on n’a pas besoin de nous
D’ailleurs,
j’ai l’impression d’être ici par erreur
Ou
comme en revenant d’une vie antérieure
Et
les autres passants sont autant de facteurs
De
contamination, on s’écarte, on s’évite
Et
pour se dépasser on marche un peu plus vite
En
retenant son souffle comme des plongeurs
Voilà :
un kilomètre exactement m’amène
Après
le petit magasin de porcelaine
À
l’angle de la rue du commandant Fuzier
Et
je trouve en googlant l’aviateur officier
Abattu
en dix-sept en combat aérien
Deux
pages d’une ancienne revue militaire
Qui
le cite à Vincy, Carency et Verdun
Et
le montre à côté de Georges Guynemer
Où
est la guerre ici à part sur les écrans ?
Et
si je traversais serait-ce différent ?
Mais
je m’en tiens à ma limite imaginaire
Et
je flâne au coin de la rue comme un badaud
À
côté d’un café nommé El Dorado
(L’utopie
des conquistadors et de Voltaire)
Les
volets sont fermés, l’auvent est dégueulasse
Mais
je rêve de boire un coca en terrasse
Avec
mon frère aîné, ses Ray-Ban et ses clopes
La
guerre, mon vieux, la guerre est une salope
Il
faut enterrer les morts et tout reconstruire
Et
ce vers était presque impossible à écrire
FIN
Hervé
Gasser, 15 mars - 9 mai 2020
La Covidie est le journal tenu par Hervé Gasser du 15 mars au 9 mai 2020.
Ce journal divisé en 16 chants est écrit en alexandrins rimés.
Ce journal divisé en 16 chants est écrit en alexandrins rimés.
Libellés : alexandrins, Covidie, Hervé Gasser, Journal, Poésie
2 Comments:
(traversée des jours des mois des années)
(en spéciale dédicace à Lucien et Hervé)
(un peu moins de deux mois après le confinement
on est un peu enclin à croire pour un instant
que cette maladie honteuse par moment
n'avait dans la réalité presqu'aucun fondement
bien sûr des gens sont morts et des vieillards surtout
rien ne pourra jamais faire qu'ils soient parmi nous
de nouveau comme avant - soit la paix sur leurs âmes
si cette chose existe qu'elle leur soit jolie
et que pour ceux qui restent vacances soient bénies
c'est que je souhaite et je vous remercie)
Grand merci pour vos vers en écho à ma Covidie, je suis heureux qu'elle ait trouvé grâce à Lucien Suel votre lecture attentive. C'est vrai que le sentiment dominant de l'après (gueule de bois, jetlag, dépaysement, comment l'appeler ?) mériterait lui aussi d'être documenté avec soin. hg
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