Poème express n° 964


Swayambunath
L'envol pesant des corneilles, la trajectoire imprévisible des singes, d'un dôme à l'autre, de la flèche d'un temple à l'antre sanctuaire sentant le beurre ranci, c'est toujours le même éparpillement animal de la matière, la même condensation des cendres du souvenir. Quels amis ici sont vivants, quels ennemis nous tiennent ainsi en échec de ne pas pouvoir résister aux assauts dévastateurs de la passion ? La pluie fait boum boum sur Swayamboum, les moines frappent en cadence la peau tendue de leurs tambours, les gens cognent à la porte du ciel. Boum boum font l'orage et les nuages, et nous, où irons-nous d'ainsi nous aimer sans jamais nous atteindre ?
Ainsi s'achève la publication au Silo de L’Échelle de Shiva, un texte de Jean-René Lefebvre. En complément, nous publions ci-dessous un extrait d'une lettre de l'auteur à l'éditeur :
Ce titre vient de notre expédition au mont Kailash qui se trouve tout à l'ouest du Tibet, ancien royaume de Gugé avec la capitale Tsaparang, aujourd'hui il n'en demeure plus que quelques ruines se fondant dans le paysage. Le mont Kailash me fait parfois penser au mont Analogue de René Daumal, c'est le mythique mont Mérou, montagne axiale du monde, vénérée tant par les Hindous que par les Tibétains, c'est le trône de Shiva et le séjour du yogi Milarépa qui y subjugua des démons redoutables. On en fait le tour en deux-trois jours, ça s'appelle "la kora", j'ajouterai que le mont Kailash (6600 mètres) est interdit d'ascension, ce qui se comprend. Tout près se trouve le lac sacré Manasarovar, lac immense d'un bleu profond, on peut aussi en faire le tour, il y a des petits monastères, dans le lointain on distingue la silhouette caractéristique du Gurla Mandata (presque 8000 mètres), la frontière népalaise n'est pas loin. Le Tibet est fascinant, tant par son aspect physique (on est pratiquement toujours au-dessus de 4000 mètres, ce qui donne une ambiance particulière assez indéfinissable) que spirituel (beaucoup de magie se mêle ici au bouddhisme originel pour composer des hiérarchies célestes, divinités bénéfiques ou maléfiques, etc.). Pour faire ce voyage, nous sommes partis de Katmandou jusqu'à la frontière chinoise, au poste-frontière de Kodari. De là (on est à peu près à 1500 mètres) on monte par une route dantesque sur le plateau tibétain à presque 5000 mètres en deux-trois heures. La route emprunte une gorge gigantesque et très resserrée entre deux immenses montagnes de plus de 8000 mètres (le Cho Oyu et le Shishapangma) dont on ne voit que la base bien-sûr. Enfin quand je parle de Swayambunath, il s'agit d'une colline boisée de Katmandou au sommet de laquelle se trouve un stupa richement décoré et un ensemble d'édifices disparates dont un temple bouddhiste. On y accède par un escalier en pierre assez raide et long, parfois assaillis par des singes chapardeurs qui pullulent dans les arbres aux alentours et s'aventurent dans l'escalier en effrayant les pélerins.
Libellés : Jean-René Lefebvre, L'échelle de Shiva
La boue
Du bréchet défoncé de la montagne surgissent des cataractes de boue, des arbres arrachés, des prairies en allées et d'énormes rochers. Le vacarme d'un combat d'artillerie couvre le cagnard de la pluie chaude qui tombe sans arrêt. La boue voluptueuse, objet d'un irrépressible désir de régression, nous la traverserons demain mais ce soir nous boirons et mangerons avec les Népalais qui nous ont offert l'hospitalité, puis nous glisserons tels des pions sur l'échiquier du temps, abandonnés au bord des lèvres d'une route cou coupé.
Libellés : Jean-René Lefebvre, L'échelle de Shiva
New Tingri
Dans l'air gris de Tingri, dans le tintinnabulement des clochettes des petits chevaux tirant de minuscules chariots, c'est toujours le même grigri, le même front de yak qu'à travers le pare-brise on me tend. Les fumées nomades d'un camp de toile au sortir de la ville s'éparpillent dans l'air gris souris de Tingri la douce. Le retour est interminablement beau, les paysages s'emboîtent les uns dans les autres comme des poupées russes. Ignorerai-je toujours le cœur de cible que je vise ?
Libellés : Jean-René Lefebvre, L'échelle de Shiva
Lac Manasarovar
Dans la laque bleu nuit étalée par un pinceau chinois, le corps dénudé mais pudique, tu te baignes en jetant l'eau de tous côtés en riant, en pleurant de joie, comme le font nos guides népalais et tu deviens comme un meuble du ciel orné de motifs anthropomorphes. Sommes-nous encore des hommes sous le regard des dieux ? Dans ta main, entre tes doigts, tu laisses filer les grains de ton mala, Amitaba Bouddha de lumière infinie veille sur toi et t'attend en Sukavati.
Libellés : Jean-René Lefebvre, L'échelle de Shiva
Prairie de Tarboché
Si Darchen est un enclos paroissial où nous assaillent des vendeuses de malas, Tarboché et son stupa-porte est une prairie vert tendre ouverte sur les ocres des rochers qui forment autour du mont Kailash une enceinte de cobras dressés, ici les pèlerins ne reviennent pas, ils partent vraiment, quittent le cycle des réincarnations. Trône de Shiva, escalier de Milarépa, siège sublime de Chakrasamvara, le Kang Rimpoché pointe sa cime pyramidale au-dessus de ses abattis. Dans l'eau glacée du torrent et sous un soleil brûlant, je me purifie dans l'amrita coulant d'abondance depuis les neiges séculaires. Tous les chemins ici sont chemins d'éternité.
Libellés : Jean-René Lefebvre, L'échelle de Shiva
EXPERIENCES
Si je lis ce texte après avoir longtemps regardé l'ampoule
d'une lampe électrique allumée, de petites taches jaunes et
bleues d'une grande vivacité apparaîtront sur la page.
Si je verse un peu de colle liquide sur ce texte, et si je le pose
à terre, en marchant dessus, il adhérera à ma chaussure, et je
l'emporterai partout.
(Hommage à J.B.)
S je place cette page sous un essuie-glace, au terme d'un
long trajet sur l'autoroute, elle sera couverte de moucherons.
Si je place cette page au-dessus de mes yeux par un jour de
beau temps. elle me protégera du soleil.
Si je dessine sur cette feuille le dos et le devant d’une robe,
ce sera le patron d’une robe de poupée.
Si je plie cette feuille en forme de sac, et si je la pose à
l'envers sur ma tête, elle passera pour une toque de cuisinier.
S je regarde ce texte à travers une bouteille d'eau,
je le verrai mieux, car ses caractères paraîtront agrandis.
Je peux graver ce texte dans le bois d'un tronc d'arbre avec un
couteau.
Si je frotte une règle en plastique sur mon pull, au creux du
bras, et si je l'approche d'un morceau de papier, celui-ci
viendra se fixer à la règle.
Si je lis ce texte tout en écoutant le journal télévisé, j'aurai plus
de difficultés à retenir les informations.
Grâce à cette feuille de papier, j'aurai moins de risques de
me blesser si je saisis une plante piquante.
…/…
NATHALIE QUINTANE
Texte publié dans la revue MOHS, n° 3, Nantes, octobre 1994
Libellés : MOHS, Nathalie Quintane, Poésie