jeudi 27 janvier 2011

Le lapin mystique (4)



Le lapin mystique


par Lucien Suel

4





Je réalisai immédiatement combien était
puissant le bras qui nous gratifiait de
ce don empaqueté. Tant était pesant cet
inattendu colis que les forces de Laure
durent s'unir aux miennes pour le haler
jusqu'au pied de l'autel. Haletants, en
nage et le coeur dans la gorge, nous ne
pouvions faire plus. Le zéro musculaire
tourbillonnait dans ma carcasse. Je fis
face à Laure et glissai à genoux sur la
première marche. Laure fit de même. Nos
doigts se joignirent sur le noeud de la
ficelle. Un souffle d'air produisit une
soudaine bouffée d'odeur d'évangéliaire
moisi. L'oeil de Laure brilla et un fin
sourire détendit ses traits. D'une même
aspiration, nous sniffâmes l'exhalaison
papetière. Le cerveau irradié commanda.

Les muscles obéirent. La cocarde céda à
la traction des doigts. Le papier kraft
se déchira en lambeaux qui se tordaient
comme des cloportes sur une pierre très
chaude. Ainsi dépiauté, le paquet était
une simple boîte de bois, ressemblant à
une caisse à outils, jouet d'enfant. Le
couvercle soulevé, j'approchai la lueur
d'un chandelier. La blessure de ma main
gauche bourdonnait douloureusement sous
le bandage souillé de plâtre gris et de
lambeaux agglomérés de poussières et de
déchets de toiles d'araignée. Laure eut
le privilège de vider la boîte ludique.

La nappe mitée de l'autel disparaissait
sous l'étalage hétéroclite des étranges
offrandes. Les flammes grésillantes des
candélabres éclairaient la composition:
de gauche à droite, un plantoir dont la
forme en T majuscule me rappelait cette
passion lointaine qui m'avait tant fait
saigner, un aimant en U qui se collait,
lascif et passif à la fois, au plantoir
dont la pointe émoussée luisait crûment
dans la lueur des cierges, un tubercule
de topinambour encore imprégné de boue,
un lot de clés à pipes roulées ensemble
dans ce qui me semblait être un fragile
sous-vêtement féminin orné de dentelle,
un petit sachet de graines de poireaux,
un gros cube de savon de Marseille dont
les bords arrondis et translucides nous
hypnotisaient à l'instar d'une boule de
cristal ou d'une chaussette pleine d'un
marc de café refroidi. A l'extrémité de
la table, Laure avait installé les deux
derniers présents : un gant de toilette
mystérieusement gonflé et fermé par une
faveur bleuâtre, une enveloppe de petit
format et de couleur noire. Je ramassai
le gant. Laure saisit l'enveloppe. L'un
dénoua, l'autre décacheta. Je défaillis
presque en sortant du gant de toilette,
les deux pattes de lapin que l'étranger
y avait glissées. Laure me montra alors
sa propre découverte : une mince plaque
fluorescente de pain azyme sur laquelle
était imprimé ce seul mot : "MANDUCATE"
en lettres gothiques noires liserées de
rouge. Le sens de tout ceci m'échappait
totalement. Je donnai une des pattes de
lapin à Laure qui la glissa dans le col
de son corsage. Après quoi, elle rompit
la plaquette en deux, m'offrant la part
marquée MAN. Elle ouvrit la bouche pour
manger le deuxième morceau. Je l'imitai
sans peur. Le pain avait un goût acide.

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posted by Lucien Suel at 09:44