lundi 5 juillet 2010

SOMBRE DUCASSE 2

Chapitre I
NOUS N'AVONS RIEN A PERDRE & NOUS N'AVONS RIEN A GAGNER.

Les vains et les esclaves de nulle part se rincent les doigts dans la cuisine prose & pine. Sous le feu des fusils à canons sciés, ils dégoulinent dans les éviers du coulag planétaire. Leurs chuchotements malsains sont masqués par des bruits de toux urbaine approximative.
Les justiciers, jupes relevées, pataugent dans des débris de montage scolaire audiovisuel. J'ai longtemps rêvé cette promenade dans des bureaux encrassés aux murs lacérés de graffitis, n'est-ce-pas ?
A l'écart du tumulte, dans le village, les jeunes enfants destinés à l'espace ont compris l'essentiel de la situation : trois ou quatre choses qui se détachent clairement. L'un des esclaves connaît leur maison combinée avec la photographie du mot repère en question. Dans le temps, les magnétophones sont déclenchés. Suivez la flèche, l'itinéraire est codé. Vous pouvez toujours utiliser l'espace pour régler l'exploitation des plus âgés : en effet, le milieu local est triste et sale :"il faut", "on ne peut pas".
La dernière intervention rapide du Professeur Mavol-Mavort ne fut qu'un gargouillis testiculaire dans ses intestins pourris, un dessein librement mis à exécution. La salle dans laquelle il "discourait" était chapeautée d'une énorme cheminée d'où s'échappaient des volutes de fumée noire. Arbeit macht frei, you know ! Des enfants étaient juchés sur des sièges percés, les genoux entre les mains. "Ils sont des significations d'adultes, réussit à articuler le Professeur, un idéal de la représentation."
Evidemment, je ne vous dis pas tout, on pourrait faire "plus vite". Mais quand on en est au stade de l'initiation, on ne se trompe pas. Il est nécessaire de prendre conscience du problème en circulant. En fait, ôter le couvercle de la caisse suffit amplement dans pratiquement tous les cas, à condition, bien entendu, d'avoir pensé à supprimer tous les inutiles, et les accessoires.
Chacun leur tour, les justiciers avaient dû plonger le nez dans une boîte en carton qui se déplaçait autour de la salle. Dans le fond de la boîte, je supposai qu'on pouvait s'esbaudir l'esprit et les sens en contemplant un spectacle de strip-tease en réduction. Après la procession, la boîte était revenue se placer devant l'estrade du Professeur Mavol-Mavort, et l'on n'apercevait plus que les lunettes fumées de celui-ci ; sa tête semblait flotter au-dessus du carton. Il bredouilla : "Pas d'autres problèmes ?" L'un des assistants, tout en se reboutonnant, marmonna : "Euh, codage ? euh, éclairage ? moi, euh, photos essentielles."
L'imprégnation doit être la plus longue possible. Photographiez des lieux connus, trop connus, me direz-vous. Eh bien, on peut contrôler ! Changez la situation et CONTRÔLEZ ! Modifiez la mémoire, aplatissez les ondes alpha... Vous m'suivez. "Ne bouleversez pas tout quand même, intervient M. Jesaistout, tout ceci pose des problèmes considérables : nouvelles utilisations, nouvelles interventions, mettez une table ici, mettez une table là-bas, oui, 99% d'entre nous avons le mort au sommet !"
Ceci est très intéressant : enveloppez Saint Paul dans une feuille de papier, orientez Nord-Sud, soleil couchant, soleil levant. Tous ces éléments sont à introduire de façon à approfondir l'espace gauche d'un autre. Sur la photographie, certains personnages sont plus près, d'autres plus loin, etc... Comment représenter cela, c'est à dire, comment l'inoculer ? Début, milieu ou fin ?

Le Professeur Mavol-Mavort s'était à présent installé sur les barreaux supérieurs de l'échelle de secours et, maintenant, oui, il braillait : "LES ADULTES SONT APPROXIMATIFS." Il hurla sa déclaration une dizaine de fois, puis, la voix brisée et les yeux larmoyants, il sauta sur une table et sortit une banane de sa poche-revolver. Par la fenêtre, on pouvait voir un petit rectangle de ciel noir. Le volume de la pièce semblait être passé du simple au double. Chacun comprenait maintenant la difficulté à obtenir un niveau moyen en milieu urbain.
Toutes les cartes routières sont fatiguées, usagées ; les spectateurs repèrent leur maison. Un ancien frénétique prend la parole d'une voix contenue, mesurée, mais néanmoins, on discerne un léger tremblement de ses cordes vocales : "Vous voulez assurer la couverture aérienne du territoire, repérer les choses, combien ça coûte ; nous devons passer un marché avec l'I.G.N., avoir un service de photographie aérienne en banlieue." Mirages ? Le pauvre ne comprend pas que l'espace préparé n'a pas de sens. Ce n'est pas grave, puisque nous serons producteurs et consommateurs de la même famille dans un espace plus rigoureux. Nous entendons assez souvent ce genre de réflexions, vents foireux et froids dans la cuisine pire époque. Les spectateurs s'embrouillent un peu dans cette journée vécue en commun. Les enfants s'affaiblissent, des crampes dans les genoux. Voilà une autre cause de difficultés, on ne peut pas penser à tout. Les justiciers n'ont pas le même ordre dans la conscience. Ils ne risquent pas de s'ankyloser. Ils font partie d'une bande dessinée individuelle, vous ne pouviez pas le deviner ! Pour le contrôle des plus âgés, nous avons choisi quelques moments importants, subjectifs. Le pré-enregistrement est déjà réalisé : bon et mauvais, noir et blanc, mettez une table ici, mettez une table là-bas. Maintenant le contrôle est permanent. On peut aider les autres sans revenir en arrière. Les justiciers et le Professeur Mavol-Mavort sont les responsables de l'élevage. Toutes les adaptations sont possibles... bruits de chaises... toussotements... Maintenant, maintenant, maintenant, on déroule la bande, pour vous. Même si le point de départ est conventionnel, le contrôle est permanent.
Souvent, le sens du Temps est indiqué par une flèche. Circulez ! Les esclaves de nulle part n'aiment pas beaucoup cela. Effectivement, l'idée d'un retour à la case-départ peut sembler inconfortable, voire dangereuse. On ne pourra pas revivre les vendredis des semaines écoulées, l'acheminement progressif vers la mort. Les vains s'agitent dans l'évier. Leurs mots nous contaminent. Pensez-vous que le contrôle nous permette de substituer de la confiture d'engrammes à l'épidémie endémique ? On est obligé de compenser, c'est touta! Mais le Professeur Mavol-Mavort ne parle qu'en son nom. Le matériel qu'il fabrique est conçu de manière à éviter toute standardisation. Ce qui ne sert pas pour quelque chose peut servir pour une autre. Où est la joie, là-dedans ? Les esclaves de nulle part sont acculés. Les enfants garderont des traces ; un souvenir concret est un souvenir qu'on crée. Ma naissance, contrôle individuel ? Si on change le point de départ, aura t-on le même point d'arrivéea? Ce n'est pas en utilisant des bandes coulissantes sur trois magnétophones que l'on anéantira le complexe comateux ! Bande, bande, bande ! Blue Stardust Jackoff ! Moi, j'étouffais, j'ai tout fait ! Alors, quel numéro ? Silence, silence, silence. Toutes ces dispositions hétéroclites, toutes ces séances particulières datent de 23 ans avant la dernière guerre. Nous comptons bien détruire l'erreur qui consiste à croire que le plus grand est le plus âgé. Détruire toute la hiérarchie serait une chose saugrenue, à moins de placer les petits, les moyens et les grands contre un mur, de manière officielle, et de déclencher le feu des fusils à canons sciés.
Le sens de l'écriture oriente tout pour tous de manière ignoble. Au cours des siècles à venir, il y a eu trop de maladresses, ça n'allait pas tout seul. Il faudra placer des garde-fous plus rigides sur les limites de nos manières de vivre aujourd'hui, séparer, mettre à l'écart les questions gênantes. Nous avons trop peu de renseignements : nos souvenirs de la Seconde Guerre Mondiale s'estompent déjà dans les vents froids et foireux. Les vieux partis au diable ont été soumis à la question trop souvent, ils ne sont plus que des modèles d'automobiles reproduits sur d'anciennes cartes postales. C'était une génération approximative sans grand sens à mon avis. Les documents sont rares, encore que, sur les murs des usines, on voit parfois des bombages du genre : I789, fait artistique ! Je possède une photographie du coeur du Professeur Mavol-Mavort et des reproductions de ses pièces de monnaie. Il y a aussi cette grande médaille sur laquelle sont gravées les devises de son baptême : du côté prose : "Eliminer ceux qui engendrent la dispersion.", du côté pine : "Laisser la radio parler à votre place."
C'est ainsi qu'on passe dans l'histoire.
Toute la salle commence à murmurer. Le conférencier dévide son discours dans une odeur de sueur de pieds et de cigarette blonde. L'assemblée des justiciers ne se rend plus compte qu'elle est prise dans une simulation de situation mathématique : et, ou, et/ou... Les esclaves de nulle part étaient revenus, eux aussi, mais ils n'avaient pas l'intention de revivre cette situation. A l'étage, il y avait des bruits de pas, talons qui claquent sur le béton. Toute la panoplie du commerce de soi-même était déballée parmi les gloussements de plaisir de ceux qui n'osent critiquer le calendrier. Dans ces conditions, n'importe qui peut amener son matériel et brancher ses amplis. La semaine prochaine ? D'accord. Les crayons boivent les lèvres enfantines. Les chuchotements se fatiguent. Les bandes que vous avez amenées sont devenues inaudibles. Annulées. Ca ne s'arrange pas. Dans certains cas de schizophrénie, les confidences ont réussi à recoller les morceaux, mais ici, pas question ! Les sièges percés débordent ; quelques enfants se torchent avec les imprimés débiles qu'on leur a distribués à l'entrée.
Bruits de feuilles froissées. Grognements. Rien n'est vrai. Tout est permis. Rien n'est permis. Tout est vrai.
"-C'est quand même un peu fort ! gémit le pécore académique.
-Question de vocabulaire, lui répond le coulag."

Beaucoup n'ont pas supporté que le rêve soit terminé. Rendez-vous dans 5 ans. Je suppose qu'il y aura encore des vieilles dames hystériques qui frapperont du poing sur la table. Privilégiées ? Leurs voix sèches tombant dans les silences poussiéreux de l'après-guerre. Les vains subjugués, tous éléments confondus. Je ne suis pas une émanation gouvernementale, j'observe la nature un peu en vrac. C'est ce que je réponds quand on me demande : "Que faites-vous ici ?" Par exemple, on n'a jamais encore fait pondre les diapositives, ni obtenu d'elles une attitude de soumission. Tous les détectives mâles ont ouvert des enquêtes. C'est difficile de savoir. Les relevés météorologiques ont leur place dans la panoplie du commerce de soi-même. Les thermomètres, baromètres, pluviomètres et autres anémomètres prétendent pompeusement relier le domaine humain à son environnement. Les gens comme Mavol-Mavort ne sont pas dupes. Ils connaissent le sens du trajet. On n'a pas besoin d'insister si on n'a pas soi-même une connaissance parfaite de l'organisation spatio-temporelle dans le village. D'ailleurs, en l'état actuel, toute schématisation est prématurée.
Tout le monde est maintenant à l'extérieur. Le Professeur a pris les têtes de l'expédition. Le suivent : les justiciers, les enfants, le pécore académique, le coulag planétaire et deux vieilles dames hystériques qui déchirent leurs collants aux ronces du parcours. Toutes les cellules sont greffées sur la promenade. La fumée noire les guide dans la traversée, nuée oblique, nus et bibliques. Dans l'espace naturel des représentations, ils n'ont plus d'"ailleurs". Le Professeur sait qu'il lui faut trouver un point de comparaison plus éloigné. Oui, les magasins des fusils à canons sciés sont vides, les vains désarçonnés, les esclaves rejetés au tout à l'égout là où il y a des fleurs et des rafales de vents froids et foireux. Bien exploiter est très délicat. Les bureaux travaillent dur. Pour approcher la dimension historique. Le calendrier dans la chambre de ses parents est couvert de chiures de mouches, témoignages du passé récent. Des vieux journaux et des cartes postales jonchent le balatum craquelé. Le paysage est une de ces gravures anglaises que vous connaissez bien. A un certain moment, les personnages sont attablés devant l'auberge. Visez soigneusement. Ouvrez le feu. Cessez le feu.Si vous avez des questions à me poser concernant le Temps et l'Espace, n'hésitez pas. Mon numéro de téléphone est dans l'annuaire.
Bruit de pages qu'on tourne.
SOMBRE DUCASSE (1986)
LUCIEN SUEL
"Nous n'avons rien à perdre & nous n'avons rien à gagner" publié en mai 1979 dans le N° 12 de la revue THE STARSCREWER

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posted by Lucien Suel at 07:27