Le lapin mystique (13)
Le lapin mystique
par Lucien Suel
13
Le canif de la Soeur Marianne Pleine de
Foi troue la fibreuse peau pâle et rose
du ventre, ouvrant longitudinalement le
sac de viscères. Les circonvolutions du
système digestif basculent sur l'arc de
la cage thoracique au bord du vide. Les
membranes diaphanes du péritoine filent
une à une. Les perles noires s'égrènent
le long du rectum bleuté. Des doigts se
nouent autour du chapelet coprolithique
tandis que, d'un geste arrondi, la lame
découpe l'anus iridescent du feu lapin.
Le liquide de l'ampoule jaune répandait
un peu de chaleur douce au milieu de la
dévastation générale. Le couteau acheva
de trancher les derniers tuyaux et tout
le paquet dégringola dans la bassine de
métal. Le croassement du corbeau dépeça
la quiétude du ciel. Je scrutai avec un
soin attentif l'intérieur du cadavre, à
la recherche de l'amertume. Sur le plat
diaphragme, pas la moindre trace de son
foie... En s'aidant d'une branchette de
saule, Laure retourna l'amas de boyaux,
au fond de la bassine émaillée. Il nous
fallait nous rendre à l'évidence : sans
foie, il était impossible à ce lapin de
se faire de la bile. Pour Laure et moi,
il y avait là très clairement un fameux
sujet de méditation. Laure détacha avec
une extrême douceur dans les gestes, le
surprenant animal, l'enveloppa dans une
serviette à carreaux violets et blancs,
puis le coucha sur les lattes du garde-
manger dans la chapelle. Je transportai
la bassine jusqu'au bord du fossé et en
vidai le contenu dans l'eau grise. Vers
le ciel, tout un long moment, je perdis
mon regard. L'âme du lapin nageait dans
l'écume blanche des nuages. L'oiseau du
corps, bolide noir, tombait. Je laissai
la bassine vide dans l'herbe au bord du
fossé et en courant, je rejoignis Laure
dans l'oratoire. J'entendais claquer le
plumage noir dans l'air humide du soir.
C'est dans le ruisseau que les matières
s'écoulaient. Par une fente du portail,
j'observais la bande de corvidés qui se
déchiraient les tripailles clapotantes.
Je m'agenouillai, l'oeil collé au trou.
Longuement, je regardai l'effrayant bal
des sombres conirostres qui curaient le
watergang spumescent. Dès l'instant que
le soleil n'était plus qu'une dépouille
sanguinolente sur la crête, je me levai
douloureusement. Une suavité étrangère,
une lourdeur délicieuse, une allégresse
énergique effacèrent peu à peu la morne
ankylose qui imprégnait ma musculature.
Le frottement d'une allumette, le fumet
du phosphore et la palpitation soudaine
de mon ombre sur la porte m'indiquèrent
le chemin. Laure venait d'allumer notre
lanterne à gaz. J'étais dans mon crâne.
Quand je me suis retourné, elle était à
la fenêtre, debout dans sa nudité, dans
l'éclat de sa pauvre chair mortifiée et
candide. Tantus labor non sit cassus...
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