jeudi 7 avril 2011

Le lapin mystique (14)



Le lapin mystique


par Lucien Suel

14





Nous avons décidé de laisser les chairs
du lapin se reposer jusqu'au lendemain.
Le topinambour cuit dans l'eau bouillie
fut notre unique nourriture ce soir-là.

Je savais pourtant que ce tubercule est
douloureux à mes intestins fatigués. Je
les martyrisais. Au long de la nuit, le
vacarme héroïque des torturés rugissant
dans leur retraite s'ajoutait à la rude
déclamation des mendiants mystérieux de
l'enfer alcoolique qui me pétrissait le
ventre. Je ne veux pas briser les rêves
de Laure qui gémit à mes côtés. Ma tête
se gonfle de questions. Je sue sous les
draps. Je me frictionne le nombril d'un
doigt rageur. Le mystère du foie perdu,
la furie nécrophage des corbeaux, cette
nonne mécanicienne venue de nulle part,
autant d'extravagances qui bouleversent
mon esprit ravagé. Je n'y tiens plus et
je quitte ma couche. Je moissonne toute
la panoplie de mes vêtements et je sors
de la chapelle clandestinement. La lune
gonfle entre les nuages. Un éther frais
et vaporeux caresse mes oreilles. Assis
sur les marches, j'enfile mon pantalon.

En sanglant la ceinture, je me rappelle
la bouche de la Soeur. Je descends vers
le fossé. L'eau a retrouvé son calme et
le ciel se reflète dans les eaux noires
et grasses. De tremblotantes émanations
frôlent la surface de l'eau. Je me mets
en marche d'un pas énergique. La rumeur
lointaine de l'autoroute est un signal.

Je sais où je vais. Le frémissement des
herbes dans le courant traversé par les
nuages se mêle au bruit de mes pas dans
la nuit fraîche et humide. Je me dirige
vers le vacarme du trafic. Au loin, les
phares des poids lourds mitraillent les
haies. Je sais où je vais mais je pense
aussi à Laure qui dort là-bas, au lapin
froid dans son linceul blanc et violet.

Je me souviens de ma première rencontre
avec Laure dans une clinique retirée au
milieu des champs de betteraves. Toutes
les sueurs de la désintoxication et des
fièvres remontent dans mon esprit quand
elle me tendait le bassin. Je la revois
constamment quitter la chambre avec son
doux balancement des hanches dans cette
blouse blanche serrée à la taille, et à
la porte, se retourner avec un sourire,
lèvres offertes. C'est une autre crampe
qui assaille mes entrailles. Avaler cet
indigeste légume aura été une erreur de
ma part. Je n'en peux plus. Je m'arrête
au bord du fossé. Je me soulage dans la
clarté sélénite. C'est dans le ruisseau
que les matières s'écoulaient... La vie
va son cours. Les éclaboussures séchées
par une poignée de feuilles, je marchai
de nouveau dans la direction des lueurs
de l'autoroute. Mes pas faisaient vivre
les visions alternées du lapin tailladé
et de Laure en coiffe d'infirmière. Mon
oeil intime zigzaguait sous l'os de mon
front. Je parvins enfin au grillage qui
ceinturait l'autoroute. Les véhicules y
vrombissaient, déplaçant des claques de
vent poussiéreux, parfumé de mazout. Je
poussais des hurlements de joie dans le
tumulte de la nuit chaque fois que l'un
d'eux me croisait. Le grillage de métal
s'arrêta, fut remplacé par des arbustes
rabougris étagés en lignes sur la pente
du talus que j'escaladai en me tenant à
l'extrémité des branches. Le sol moussu
glissait. De l'autre côté, en bas de la
pente, le parking illuminé était rempli
de bus, d'automobiles, de motocyclettes
rutilantes sous la lune. Je demeurai un
instant immobile au sommet du talus. Au
milieu du parking se dressait un énorme
parallélépipède de ciment gris surmonté
d'un panonceau clignotant. Le néon vert
écrivait "MYSTIC", alors, le néon rouge
écrivait "RABBIT". "MYSTIC RABBIT". Mon
parcours se terminait ici. Bien que les
portes eussent été fermées, le bâtiment
exsudait une lourde rythmique de rock'n
roll qui recouvrait parfois le bruit de
la circulation. Mais ce sont mes jambes
qui dirigent et je dévale le monticule.

En traversant le parking, je reconnais,
devant les portes de la discothèque, la
longue auto noire de Ma Soeur Marianne.

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posted by Lucien Suel at 07:39