jeudi 14 avril 2011

Le lapin mystique (15)



Le lapin mystique


par Lucien Suel

15





Au centre d'une icône de lumière cernée
par l'essaim tendu de la foule amassée,
Sister Marianne se déhanchait au rythme
du concassage assourdissant produit par
un ensemble de "mugissiens" masqués. Le
bas de son corps se tordait par à coups
et les soubresauts saccadés de son chef
faisaient tourbillonner le tissu de son
voile empêchant les spectateurs de bien
démêler l'ordonnance de sa physionomie.

Une centaine de surexcités, bras tendus
et bouche écumante, s'essoraient contre
les barrières de métal qui protégeaient
la scène de leurs débordements. Je sens
vibrer mon ventre, tandis que palpitent
les cordes de la basse, tordues par les
longs doigts velus d'un escogriffe vêtu
de noir et visage couvert par un masque
de corbeau dont le bec de carton lustré
clapote spasmodiquement chaque fois que
l'instrumentiste secoue le manche de sa
guitare. Le batteur fagoté en kangourou
percute à coups de poings et à coups de
pieds les divers tambours entassés près
de lui. Par intervalles, il cogne de la
tête sur les cymbales et saute en l'air
vers un câble tendu à travers le podium
et auquel on a suspendu, à la verticale
de son kit, une prolifération de divers
objets sonores de bois et de métal : un
pied de biche, des sachets de plastique
contenant des clous de toutes longueurs
et de toutes grosseurs, petits bouts de
bois, plantoir de jardinier, marteau de
menuisier, aimants aux branches garnies
de menues ferrailles agglomérées. Quand
il bondit, on aperçoit, dépassant de sa
poche abdominale, une bouteille dont la
mousse, en raison de l'agitation qui la
traverse, remplit le goulot et affleure
à l'ouverture. Je suis fasciné. Je sais
que la bouteille tombera de la poche du
kangourou. Dans son déhanchement, Soeur
Marianne, tournant le dos au public, se
planta en face du percussionniste. Elle
avait levé les bras, et, pieds écartés,
roulait modestement des hanches. Alors,
le public montant le volume, ajouta des
décibels. A droite, le guitar leader se
mit à cravacher son instrument avec des
grands moulinets du bras tandis que son
pied gauche écrasait la pédale d'effet.

L'accélération était à son plafond mais
le batteur boxait maintenant une rangée
de clés à pipes suspendues par des fils
élastiques à un portique de métal noir.
Les outils entrechoqués vibraient entre
les enceintes. C'était un aller simple,
le voyage était sans retour (jamais une
paire de baffles ne ravivera la couleur
sonore de ce que captaient mes tympans,
de ce qu'ingurgitaient mes neurones). A
travers le plateau, une clé de vingt et
un rebondit vers le visage empourpré du
guitariste dont un rictus découvrit les
dents de lapin. Seuls, ses yeux étaient
masqués par un loup de velours blanc et
il avait enfoncé deux oreilles de lapin
dans le serre-tête en éponge orange qui
fixait ses cheveux autour de son crâne.

Corbeau, kangourou et lapin étaient une
fois de plus réunis alors qu'étaient si
nombreux les témoins de ce concert. Une
vision transfigurée parmi la cacophonie
électrique qui pilonnait les murs de ce
bunker autoroutier, voilà ce que Sister
bénissait d'un acquiescement postérieur
et sensuel. Quelqu'un me passa un godet
en matière plastique empli d'un liquide
brun. C'était du café. Je le bus. On me
tendit à nouveau un gobelet et j'avalai
six tasses de café à la suite. (J'étais
devenu un clochard du monde spirituel.)

L'image de Laure qui dort traverse l'un
de mes hémisphères cérébraux. Le tapage
et la caféine conjugués m'excitaient de
façon absurde. Je pris conscience aussi
de la fragrance sudoripare et tabagique
qui bouffissait l'atmosphère. La viande
empêchait ainsi toute transformation de
l'espace en temps et réciproquement. Ce
café était vraiment fort. Au bord de la
rampe, le bassiste à tête de corbeau se
pencha. J'agrippai violemment sa jambe.

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posted by Lucien Suel at 08:26