vendredi 18 mars 2011

Le lapin mystique (11)



Le lapin mystique


par Lucien Suel

11





C'est dans le ruisseau que les matières
s'écoulaient, consacrées par une novice
qui avait fait voeu de chasteté sincère
mais temporaire. L'huile noire et tiède
au sortir du carter flottait à présent,
froide et irisée à la surface du fossé,
s'entrelaçant aux tiges de cresson, aux
lianes aquatiques. Une frêle argyronète
patinait entre les grasses auréoles qui
dérivaient au fil de l'eau. Une anodine
bénédiction de la religieuse n'était ni
suffisante, ni même efficace pour figer
l'huile de vidange ou même lui conférer
un début de sanctification. Pourtant je
n'avais rien dit lorsque Soeur Marianne
Pleine de Foi (J'avais lu son nom gravé
dans le plastique du tableau de bord du
véhicule) avait tracé du bout de ma clé
à pipes une croix sur le liquide sombre
qui remplissait la cuvette émaillée. Du
bout de sa sandale, elle avait approché
le récipient au bord du parapet pour le
faire basculer dans le vide en disant :
"Ecce in pace amaritudo mea amarissima.
Iis qui diligunt Deum omnia cooperantur
in bonum." Parfois, je sens le temps et
sa mesure dans une accélération usante.

Je glisse le dos de ma main sur l'os de
mon front et je ferme les yeux : images
dont la gélatine coule à l'intérieur de
ma chambre noire, Soeur Marianne Pleine
de Foi allongée sous le moteur et, figé
dans la contemplation de la bure levée,
cet homme douloureusement tenté, regard
fixe, le liquide tiède qui s'écoule, la
ceinture de cuir souple est une langue,
je la prends dans ma bouche, elle râpe,
elle gratte mon palais, je vomis sur la
cornette poussiéreuse qui s'agite à mes
genoux. Le liquide tiède s'écoula, sucé
par le sable rouge et les forficules en
émoi. Je secoue la tête longuement pour
diluer toutes ces gravures licencieuses
qui polluent mon cerveau laminé. Laure,
sortant de la chapelle, m'appelle. Elle
a un sanglot dans la voix et du sang au
visage. L'oeil du lapin s'est répandu à
l'aplomb de sa chevelure à l'instant de
son passage sous le cadavre du léporidé
dégouttant. Provisoirement, le canif de
la nonne ne m'avait servi qu'à extirper
l'oeil du géant de son orbite dilatable
et rustique. Le filet mince et rosâtre,
maintenant tari, avait formé sur le sol
une petite flaque, analogue à celle que
la voiture avait laissée à la fin de la
vidange. L'huile et le sang se mêlaient
à la poussière. Le temps se dilacérait.

L'ombre du corps, la lumière du rêveur,
l'âme de la mort, la trinité animale et
sainte baignait les alentours. Le lourd
corbeau planait dans l'attente d'un don
venu d'un autre corps vidé. Le maître a
détruit le message roulé dans le flacon
humide. L'esprit du bon lapin se vautre
dans la blancheur des nuages. Doucement
s'engluent mes pieds dans la vase verte
de la tranchée. Je recueille la bassine
émaillée. L'eau encercle ma cheville de
son froid lacet. Je dégage mes pieds en
luttant contre la succion bourbeuse. Le
fond de la cuvette est encore engrumelé
d'une huile lourde et collante quand je
la pose sur la tache de sang caillé. Le
jour commence à baisser. Toujours aussi
légèrement vêtue, Laure s'est tassée au
bord d'une marche près de la dépouille.

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posted by Lucien Suel at 16:17