« Je chemine en avant de mes pensées en exil,
dans une grande colonne de silence »Léon Bloy
L'âme de Léon Bloy se consume dans un
Vert carafon de larmes. Mon statut de défunt
M'a permis de la voir. Connaissant le parfum
Des humains, j'ai rejoint dans l'éther l'écrivain.
Je suis mort et je pue. « Cher Léon, c'est Lucien,
J'arrive de très loin, je veux un peu de vin. »
Le jardin potager du mini-purgatoire
Recueille nos échanges, compatit aux déboires
Des souffrants. Nous tenons à la main le ciboire
Empli de beaujolais qui reflète un soleil
Brûlant. Léon marche dans le simple appareil
D'un vieux poète qui a perdu le sommeil.
Il a quitté sa grosse veste de velours.
Son oeil bleu globuleux s'harmonise au séjour
Céleste. Sa moustache tremble sous le ciel lourd.
« Dans les ténèbres j'avais prophétisé votre
Venue. Ce beaujolais est amer, mais quoi d'autre ?
Le monde où vous viviez, je n'avais pas de mots tr/
Op durs pour le frapper ! Anne-Marie Roulé
S'était trompée. En vérité, l'Esprit coulait
Au fond de ma gorge rougie. Voyez-vous, les
Bourgeois ont putréfié les mots, l'air et la terre ;
L'argent qui est le sang volé du pauvre altère
La très-pure harmonie, perçant dans l'univers
Un trou foireux par où glissent les saintes âmes
Des morts qui nous ont précédés. L'immonde came-
Lote du Bazar de la Charité proclame
Le règne de l'infâme. » La voix de Léon tonne
Sur les perforateurs de la couche d'ozone.
J'opine du menton. De lui, rien ne m'étonne !
Le Comte de Lautréamont, je l'ai connu
Grâce à lui ; le Pauvre Lélian, je l'ai relu
Avant mon infarctus. Je suis mort et je pue
Dans ces limbes horticoles où je flâne avec
Léon Bloy, prince-évêque en ma bibliothèque.
Nous discutons le bout de gras, le prix du steak,
L'anéantissement de la littérature,
Les putes de la pub qui font rimer l'azur
Avec la pourriture. « Léon, je vous assure
Que je suis un exemple étonnant de la ré-
Versibilité. Je fus frappé d'un arrêt
Cardiaque alors que je m'étais égaré
Au-dessus du Drac, à l'aplomb de La Salette.
Celle qui pleure est ma femme tenant ma tête
Inerte et froide entre ses mains. Je vous embête ? »
« Du tout, dit Léon, votre douleur m'intéresse.
Vous savez combien j'ai souffert lorsque la presse
Décrétait un mortel silence à mon adresse !
Aujourd'hui vient la paix ! J'attendais les Cosaques
Et le Saint-Esprit : maintenant, pour la barbaque,
Les Cosaques font la queue et, dans ce cloaque
Qu'est devenu le monde, jamais le Saint-Esprit
Ne viendra. La télé est un béribéri
Qui, avec l'auto, démolit la vie. J'ai dit. »
Dans le fond du jardin, entre deux noisetiers,
Sous un abri de tôle ondulée, le clavier
D'un terminal. « L'informatique me fait chier,
Pourtant, c'est très pratique. J'ai là un disque dur
Pour m'aider dans l'exégèse des Ecritures
Avec cette console, (quel mot !) je m'aventure
Dans le vaste fichier du Jugement Final. »
« Vous permettez, Léon? » L'ordinateur avale
Ma question et répond : « Huysmans vit dans la val-
Lée de Josaphat pour l'éternité. Thank you. »
Comme j'ai l'air étonné, Léon Bloy m'avoue :
« C'est ainsi ; lui au Paradis, moi à genoux
Dans ce Purgatoire champêtre ! Il faut bien dire
Qu'il était plus charitable que moi ! Pour rire,
J'ajoute qu'étant la victime de mon ire,
Il en fut récompensé, car il est écrit :
Les derniers seront les premiers ! » Un ange crie :
« Les visites sont terminées ! » Le vieux proscrit
Me salue et je remonte sur ma civière.
Je suis mort et je pue. J'ai fini ma prière.
L'écran du moniteur a éteint sa lumière.
Lucien Suel, juillet 1991
Ce poème figure dans le recueil "Je suis debout", parution le 6 mars 2014 aux éditions de La Table Ronde.