samedi 15 octobre 2005

(Introduction) à Léon Bloy

« Je chemine en avant de mes pensées en exil,
dans une grande colonne de silence »
Léon Bloy



L'âme de Léon Bloy se consume dans un
Vert carafon de larmes. Mon statut de défunt
M'a permis de la voir. Connaissant le parfum

Des humains, j'ai rejoint dans l'éther l'écrivain.
Je suis mort et je pue. « Cher Léon, c'est Lucien,
J'arrive de très loin, je veux un peu de vin. »

Le jardin potager du mini-purgatoire
Recueille nos échanges, compatit aux déboires
Des souffrants. Nous tenons à la main le ciboire

Empli de beaujolais qui reflète un soleil
Brûlant. Léon marche dans le simple appareil
D'un vieux poète qui a perdu le sommeil.

Il a quitté sa grosse veste de velours.
Son oeil bleu globuleux s'harmonise au séjour
Céleste. Sa moustache tremble sous le ciel lourd.

« Dans les ténèbres j'avais prophétisé votre
Venue. Ce beaujolais est amer, mais quoi d'autre ?
Le monde où vous viviez, je n'avais pas de mots tr/

Op durs pour le frapper ! Anne-Marie Roulé
S'était trompée. En vérité, l'Esprit coulait
Au fond de ma gorge rougie. Voyez-vous, les

Bourgeois ont putréfié les mots, l'air et la terre ;
L'argent qui est le sang volé du pauvre altère
La très-pure harmonie, perçant dans l'univers

Un trou foireux par où glissent les saintes âmes
Des morts qui nous ont précédés. L'immonde came-
Lote du Bazar de la Charité proclame

Le règne de l'infâme. » La voix de Léon tonne
Sur les perforateurs de la couche d'ozone.
J'opine du menton. De lui, rien ne m'étonne !

Le Comte de Lautréamont, je l'ai connu
Grâce à lui ; le Pauvre Lélian, je l'ai relu
Avant mon infarctus. Je suis mort et je pue

Dans ces limbes horticoles où je flâne avec
Léon Bloy, prince-évêque en ma bibliothèque.
Nous discutons le bout de gras, le prix du steak,

L'anéantissement de la littérature,
Les putes de la pub qui font rimer l'azur
Avec la pourriture. « Léon, je vous assure

Que je suis un exemple étonnant de la ré-
Versibilité. Je fus frappé d'un arrêt
Cardiaque alors que je m'étais égaré

Au-dessus du Drac, à l'aplomb de La Salette.
Celle qui pleure est ma femme tenant ma tête
Inerte et froide entre ses mains. Je vous embête ? »

« Du tout, dit Léon, votre douleur m'intéresse.
Vous savez combien j'ai souffert lorsque la presse
Décrétait un mortel silence à mon adresse !

Aujourd'hui vient la paix ! J'attendais les Cosaques
Et le Saint-Esprit : maintenant, pour la barbaque,
Les Cosaques font la queue et, dans ce cloaque

Qu'est devenu le monde, jamais le Saint-Esprit
Ne viendra. La télé est un béribéri
Qui, avec l'auto, démolit la vie. J'ai dit. »

Dans le fond du jardin, entre deux noisetiers,
Sous un abri de tôle ondulée, le clavier
D'un terminal. « L'informatique me fait chier,

Pourtant, c'est très pratique. J'ai là un disque dur
Pour m'aider dans l'exégèse des Ecritures
Avec cette console, (quel mot !) je m'aventure

Dans le vaste fichier du Jugement Final. »
« Vous permettez, Léon? » L'ordinateur avale
Ma question et répond : « Huysmans vit dans la val-

Lée de Josaphat pour l'éternité. Thank you. »
Comme j'ai l'air étonné, Léon Bloy m'avoue :
« C'est ainsi ; lui au Paradis, moi à genoux

Dans ce Purgatoire champêtre ! Il faut bien dire
Qu'il était plus charitable que moi ! Pour rire,
J'ajoute qu'étant la victime de mon ire,

Il en fut récompensé, car il est écrit :
Les derniers seront les premiers ! » Un ange crie :
« Les visites sont terminées ! » Le vieux proscrit

Me salue et je remonte sur ma civière.
Je suis mort et je pue. J'ai fini ma prière.
L'écran du moniteur a éteint sa lumière.

Lucien Suel, juillet 1991

Ce poème figure dans le recueil "Je suis debout", parution le 6 mars 2014 aux éditions de La Table Ronde.

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posted by Lucien Suel at 19:33

3 Comments:

Anonymous Anonyme said...

J'espère que vous lisez le Journal inédit de Bloy (L'âge d'Homme). Je vous file un scoop : le tome 3 sortira bientôt.

Ah, selon les dernières recherches bloyennes, Huysmans a bel et bien détroussé Bloy. Dans le premier volume des Actes du dernier colloque Léon BLoy (on était à Périgeux fin avril) qui devrait bientôt sortir (Presse universitaire du Mirail) lisez donc l'article de Dominique Millet Gérard. On reparlera de la "charité" de Huysmans.
R.

16:25  
Blogger Lucien Suel said...

Bien évidemment, j'ai lu avec intérêt les deux premiers tomes du Journal inédit. Il est d'ailleurs regrettable que l'édition du premier tome ait été sabotée par l'éditeur (j'y ai dénombré plus d'une centaine de coquilles et fautes d'orthographe).
J'ai noté le "scoop".
Ces alexandrins ont été écrits voilà plus de 16 ans et sont plus proches de la "fantaisie" que des études bloyennes ou huysmansiennes...
Merci de votre visite.
LS

18:12  
Anonymous Anonyme said...

Mais je les trouve pas mal du tout moi, ces vers ! Bien des poèmes contemporains sont somptueusement rasoirs et ne les valent pas. Oh, j'en aime certains, Maulpoix par exemple. Par contre, je ne partage pas la prosternation générale pour Bonnefoy; souvenons-nous de Sully Prudhomme...

Sur Huysmans : a vrai dire, jusqu’à ce colloque, je croyais que Bloy exagérait, et la communication de Mm Millet Gérard m’a fait honte de mon incrédulité. Bloy savait ce qu’il disait. Vous n’avez pas tort pour l’édition du Journal, mais c’était une première. La famille avait enfin dit « oui », et puis… bon, disons juste qu’il y a eu du tirage entre les éditeurs. C’est Joseph Royer qui s’occupe de collationner le texte pour le t.3. Vous connaissez sans doute ses articles, notamment : « Celle qui pleure et Celle qui rit, ou le secret de la Subsannation » (Léon Bloy2, Minard) et « Léon Bloy Dydime » (Dossier H). J’espère que tout va se dérouler comme prévu désormais, car il me l’avait annoncé pour début septembre. Voilà, j’écris rapidement, pressé par le temps, et donc j’ai pu passer, bien involontairement, pour abrupt. A part ça, sachez que le petit monde des bloyens est loin d’être fermé. Universitaires, bien sûr, mais aussi libraire, bibliothécaire. Au cas où… Bien à vous, (Re).

21:05  

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