samedi 15 octobre 2005

Une lettre d'Alexander Trocchi

Cette lettre d' Alexander Trocchi à ses amis Jack & à Marjorie Robertson date d'octobre 1950.
Elle a été publiée pour la première fois en français par Philippe Billé dans sa "Lettre documentaire" n° 119 en avril 1995.

Chers Jack et Marjorie,

Nous avons pris la ligne Newhaven-Dieppe parce que c'était meilleur marché. La mer était calme, le soleil brillait et le pont était envahi par une joyeuse bande de pèlerins en route pour Rome à l'occasion de l'Année Sainte. - sans doute une société celtique, chacun d'eux avec un énorme ruban vert et jaune à la boutonnière et ils chantaient en gaélique.
Sur le vapeur nous avons goûté pour la première fois du pain français - un peu comme les miches viennoises, mais plus long, avec plus de goût et une croûte plus épaisse. Le menu était en grande partie à base de pain et de plats de viande très relevés.
Dieppe montre encore ses cicatrices. Décombres, immeubles éventrés, murs écroulés. La voie ferrée n'a pas de barrière. Les trains sortent de Dieppe au niveau de la rue, voisinant avec les camions, les bicyclettes surchargées et les voitures des marchands de quatre saisons.
Lorsque j'ai récupéré les bagages enregistrés à la douane de la gare St Lazare, il était passé 8h du soir, presque douze heures depuis que nous avions quitté Londres. Naturellement Betty et la petite Jacqueline étaient très fatiguées. Nous avons mangé un sandwich au jambon et bu du Cinzano. Puis Jacqueline a disparu. Nous l'avons retrouvée quelques minutes plus tard en train de jouer avec un magnifique chat blanc muni d'une laisse de cuir rouge verni, tenue par une dame au regard désapprobateur ! Excuses dans notre français hésitant, courbettes et retraite vers notre table. A la recherche d'un hôtel...
Nous avions très peu d'argent liquide et rechignions à nous faire prendre en charge par un chauffeur de taxi français. Je laissai Betty et J. au buffet de la gare et descendis dans la rue. L'air nocturne brillait, embrasé de néons multicolores. A chaque coin de rue, il y avait un café, avec des tables sur le trottoir. Des vendeurs de châtaignes grillées, de cacahuètes, de crevettes, crabes, moules, huîtres. Un surréalisme affirmé dans toutes les affiches. Un trafic frénétique, incontrôlé. A Paris, personne ne s'arrête aux carrefours. On se glisse dans la circulation en se servant des freins et du klaxon.
Il était dix heures quand je suis revenu à St Lazare. J'avais trouvé un petit hôtel dans le 10ème arrondissement, près de la Place de la République. Une semaine après, dans le même secteur, nous avons loué un garni où nous pouvions faire la cuisine, une petite pièce au quatrième étage d'un hôtel délabré. Pour cette pièce - dans un état épouvantable - nous payons plus de dix livres par mois. C'est là une des bizarreries du Paris d'aujourd'hui. Le Parisien, en règle générale, paie un loyer ridiculement bas. L'étranger paie en moyenne dix fois plus. Les repas au restaurant sont très chers. Il vaut mieux se faire "sa propre cuisine". Les magasins regorgent de toutes sortes de marchandises intéressantes mais les prix sont bien plus élevés qu'à la maison.
Un violoniste habite la pièce d'à côté. Je commençais à désespérer de mon français car j'étais incapable de comprendre un mot de ce qu'il disait. J'essayais laborieusement de le suivre. Poliment, il s'essayait à parler plus lentement, insistant sur les verbes à l'infinitif en faisant de grands gestes. C'est seulement au bout d'une semaine que je me suis rendu compte que c'était un Brésilien et qu'il ne parlait pas le français. Il ne connaissait qu'une dizaine de mots et les utilisait à tout bout de champ avec une espèce de vicieuse facilité latino-américaine qui vous donnait l'impression d'un spécialiste de la langue.
"L'élite intellectuelle" - si l'on en croit la direction du café "Les Deux Magots" - se trouve à St Germain des Prés. C'est là que les boîtes de nuit présentent "Les soirées existentialistes". On y trouve tous ces cheveux longs, le bavardage, les grossiers pièges à touristes, ce qui m'amène à penser (mais je peux me tromper) que le noyau créatif est en train de se déplacer ailleurs.
Pour l'instant, je préfère Montmartre. C'est aussi le gros piège à touristes, mais du moins ce sont des professionnels, tandis que la scène sur le Boulevard St Michel et à St Germain donne une forte impression d'amateurisme, un super syndicat d'étudiants dans lequel les étudiants ne sont pas nécessairement supérieurs. N'importe comment, à Montmartre, ils se font un tas de fric. Je suis persuadé qu'il doit y avoir une sorte de vertu à se faire du fric. Je crois bien que je n'y suis jamais arrivé.
Nous étions dans ce meublé depuis moins d'une semaine lorsqu'on s'est rendu compte que nous n'étions pas seuls. Nous étions envahis par les "bébêtes", une race de punaises rouges assoiffées de sang. J'avais déjà lu des choses à ce sujet - chez Miller, Céline, Elliot Paul. Mais sans mettre en cause leur existence, je voyais ça (qua dramatis personae dans les autobiographies) comme une sorte de licence poétique, un appendice à la mansarde dans les romans post-dostoïevskiens. Un soir, j'étais allé me promener à Montmartre et j'étais rentré assez tard. Je m'étais très vite endormi. Puis j'ai vu que la lumière était allumée et Betty, qui se serrait dans sa chemise de nuit, me disait de me réveiller - des punaises ! Des créatures extraordinairement grasses, gorgées de notre sang, d'autres écumant de faim sortant des murs à la minute. Nous avons passé une heure à chercher dans chaque fissure, dans les draps, les couvertures, le matelas. Nous avons trouvé une allumette brûlée sous le matelas. Sans doute un piège à punaises laissé par un précédent locataire. Le brésilien d'à côté me dit qu'il combattait l'avance de la "peste" depuis trois mois. Un petit homme vraiment fringant, frénétique mais sans ressources. Et pour le moment, nous aussi sommes sans ressources. Mais nous déménagerons aussitôt que possible.
Bien à vous, Alex.

(traduit de l'anglais par Lucien Suel)

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posted by Lucien Suel at 18:05