3.
William
S. Burroughs "K-9 was in combat with the Alien Mind-Screens"
William
Burroughs, je connais tellement bien sa voix. J'avais vu une photo de
lui dans un dossier du Magazine Littéraire, le n° 2 en 1967, je
pense. C'est seulement trois ans plus tard que j'ai pu lire ses
livres. Et depuis, je crois bien que je les ai tous lus, jusqu'au
dernier, Ultimes paroles, lu cette année avec beaucoup
d'émotion.
J'ai
tout de suite essayé et adopté le cut-up. C'est beaucoup plus
satisfaisant que l'écriture automatique des surréalistes. L'idée
de couper dans des textes existants, de les manipuler, d'utiliser le
"hasard" pour produire des images et stimuler
l'imagination, détruire les discours imposés, briser les lignes
d'association, comme le dit Burroughs, recycler de la littérature
morte, écrire avec une paire de ciseaux ou un cutter, tout ça me
convient parfaitement, dans ce monde, à cette époque. C'est une
évidence de dire que nous vivons sur ce mode cut-up, du collage, du
mixage des productions, des sensations ; le tout est de s'en rendre
compte, d'être en éveil, toujours, à chaque instant et de s'en
servir...
Comment
as-tu découvert le cut-up et qu'a t-il représenté pour toi ?
Je
viens d'écrire un opuscule intitulé Coupe-Carotte, dans
lequel je présente ma pratique du cut-up et comment celui-ci a
influencé mon écriture entre 1972 et 1997. Ce petit volume doit
paraître prochainement aux Éditions Derrière La salle De Bains.
Voici en gros les divers aspects qu'a pris cette forme de travail du
texte au cours des années et des expérimentations successives.
J'avais déjà utilisé la méthode dada des mots placés dans un
chapeau et transcrits dans l’ordre de leur apparition. Ensuite, je
suis passé au cut-up classique réalisé à partir de pages de mes
carnets de notes dans les années 70 (pages coupées en 4 et
scrupuleusement ré-assemblées selon les principes mis au point par
William Burroughs et Brion Gysin). Allant plus loin, j'ai testé le
cut-up de cut-up avec effets sonores ajoutés (tout ce travail était
mené parallèlement à l'usage du magnétophone à bande, découpes,
manipulations, épissures, toutes choses qu'on fait aujourd'hui d'un
mouvement de souris). J'ai aussi pratiqué le cut-up mental. Par
exemple, en prenant des notes, dans un train, dans une réunion,...
La prise de notes se fait automatiquement, donc, en sautant des mots
et des phrases. Le sens n’a aucune importance (on écrit ce que
l’on entend au moment où l’on écrit) d’autant que s’ajoutent
aux bribes du discours initial, des considérations personnelles sur
le cadre de l’action (lieu, bruits, odeurs...) et sur les
particularités des protagonistes.
Je
suis arrivé au poème express lorsqu'au lieu de couper, j'ai
commencé à raturer les textes, à caviarder les pages, depuis les
tracts politiques ou syndicaux, jusqu'aux prospectus publicitaires en
passant par les romans à succès... Le poème express est, comme le
cut-up (!), une réponse à l’angoissante (hum !) question de la
page blanche, puisqu’il commence à partir d’une page déjà
écrite, imprimée, le plus souvent, page arrachée d’un roman
d’amour ou d’un roman policier. Il suffit de biffer le maximum de
mots, de lignes jusqu’à arriver à une combinaison satisfaisante
pour l’esprit ; une autre façon de briser les lignes
d’association...
Le
mixage dérive du cutup, lorsqu'on mélange des bribes de journal
avec par exemple, des paragraphes découpés dans un roman
pornographique. Le même procédé permet aussi la création de
situations pseudo-romanesques. Ainsi, j'ai rédigé un court roman
expérimental intitulé Le Lapin mystique dont les deux
premiers chapitres ont été composés en mixant quelques pages d’un
roman policier de Mickey Spillane avec des lettres de la carmélite
Xavérine de Maistre. Le reste du roman a pour fonction de justifier
les "bizarreries" initiales. Le résultat donne une
intrique cyclique puisque le livre achevé, on peut le relire dans
une optique "logique".
Qu'est-ce
que l'écriture justifiée (comment t'est venue l'idée, etc ) ?
L'écriture
en vers justifiés que je préfère maintenant appeler vers
arithmogrammatiques (l'expression est de Jean-Pierre Bobillot) est
presque une forme de cut-up inversé. Le nombre de caractères dans
chaque ligne (vers) est déterminé à l'avance en fonction du sujet.
On ne compte pas les syllabes ou les mots, on compte les signes
typographiques. L'idée m'en est venue alors que je réalisais à la
machine à écrire les maquettes de mon magazine Starscrewer.
Pour un texte de Claude Pélieu, je voulais obtenir cet effet de
justification, alignement du texte des deux côtés comme dans les
magazines. On fait cela maintenant d'un mouvement de souris (bis).
Mais pour y parvenir avec une vieille Underwood, il fallait ajouter
un espace ici, en enlever un là... J'ai alors imaginé d'écrire des
textes dont les lignes seraient exactement de la même longueur.
Lorsque les mots sont trop longs, ils ne sont pas coupés mais
transformés. Ils peuvent être remplacés par un synonyme, ou
changés de place, ou supprimés (cette contrainte est aussi un bon
moyen de chasser les clichés !). Dans tous les cas, le texte
original est modifié, non plus par le coup de ciseaux, mais par la
justification imposée. Pour que cette particularité apparaisse dans
la page, il est nécessaire d’imprimer le texte en utilisant comme
sur les machines à écrire une police à espacement fixe.
A
partir de là, j'ai aussi écrit des textes d'allure géométrique,
triangles avec des vers à nombre croissant ou décroissant de
signes, blocs carrés... Ainsi, les textes de la série ÉTOILE POINT
ÉTOILE (*.*) proviennent tous du magazine Moue de veau. Ce
magazine (voir plus loin) est composé de débris de textes, dessins,
publicités,... d’origines diverses. Les textes sont intégralement
recopiés dans l’ordre de leur apparition et forcés à travers le
moule d’une justification (37 caractères par ligne). Les
différentes techniques peuvent se combiner entre elles. Ainsi, on
peut à partir d'un roman, produire une série de poèmes express que
l'on retranscrira avec une contrainte typographique de 23 signes par
ligne... La poésie est infinie...
Il
y a chez toi un vrai souci de mise en forme graphique de la matière
textuelle. Tu pratiques le collage et le poème express...
C'est
probablement mon expérience de "revuiste" qui est à
l'origine de cet aspect visuel de mes textes, que ce soit les poèmes
express avec leurs gros traits de feutre noir, les collages
instantanés dans lesquels je recycle ce qui passe sur ma table de
travail, brouillons, courriers reçus, enveloppes, débris d'images,
de dessins, ou cette nouvelle série que j'appelle "poèmes à
compléter", où à partir d'un petit morceau déchiré de texte
existant, on essaie de réintroduire un sens en ajoutant à droite
et à gauche, au-dessus et en dessous, encore un effort de
reconstruction, la lutte quotidienne contre l'entropie...
Comment
se déroule une journée de Lucien Suel ?
Depuis
que j'ai cessé toute activité salariée régulière, mes journées
se déroulent en gros de la même façon. Je me lève tôt, je fais
le tour du jardin. Je lis (magazines, revues). Suivant le temps qu'il
fait, je travaille à mon bureau (courrier, écriture...) ou je
travaille dehors (jardinage, bricolage, actuellement chantier de
construction...). Même chose l'après-midi. Le soir, je lis plutôt
des livres... Depuis plusieurs années, je n'ai plus la télévision,
ce qui représente un gain de temps considérable, et je ne suis pas
non plus relié à Internet (bien qu'on puisse m'y retrouver,
notamment sur WWW. KITUSAI.COM & WWW.MULTIMANIA.COM/TAPIN (fermés aujourd'hui)). Voilà
le déroulement d'une journée ordinaire, c'est à dire quand je ne
suis pas en voyage pour une lecture publique, un concert de Potchük,
un atelier de poésie, une résidence d'auteur...
Le
jardinage est important pour toi ? (Quel rapport avec l'écriture ?)
Le
jardinage est indispensable. Je peux encore faire des gestes qui
furent ceux de mes plus lointains ancêtres. Leur étant relié de
cette façon, je le suis aussi dans la contemplation du ciel et de ce
qui reste de nature. La production de sa propre nourriture est un
élément important d'autonomie. Je considère cela comme une forme
de résistance. L'aspect quasi-mécanique de certains mouvements
répétitifs libère l'esprit et favorise la naissance d'idées qui
se traduiront plus tard dans l'écriture. D'ailleurs, le travail sur
la terre, dans la terre, est analogue à celui de l'écriture. Tracer
des lignes, laisser tomber les graines de gauche à droite... J'avais
même imaginé que le geste de percer des trous dans la ligne avec un
plantoir d'acier pour repiquer des poireaux était analogue au
mouvement du rayon laser qui grave le glass-master d'un cd !
Tu
habites où ?
Tu
ne déménagerais pour rien au monde ?
J'habite
depuis un mois une maison que ma femme et moi avons entrepris de
retaper et d'agrandir de nos mains dans un hameau des Collines
d'Artois. J'ai en effet dû quitter la maison de mon enfance que
j'occupais depuis 23 ans, à la suite de l'installation d'une station
de lavage de voitures sur le terrain mitoyen. C'était insupportable
(le bruit des aspirateurs, des tuyaux d'arrosage sous pression, la
vulgarité des amateurs de tuning...). Nous avons pris la
décision de partir.
4.
Julien
Blaine "Gorge humide"
J'ai
pensé à Jaap Blonk avec qui j'ai participé cette année au
Polypoetry festival à Maastricht. Il produit des sons étonnants
uniquement avec la voix. Bien sûr, c'est du côté de la poésie
sonore. Je ne connais pas cette pièce de Julien Blaine. Lui, par
contre, je le connais bien. Depuis 1978, on s'échange du courrier,
des revues. Je l'ai rencontré pour la première fois en 1997 à Lyon
pour un festival de poésie-action. Il est impressionnant sur scène,
et aussi dans la vie. C'est un vrai poète. Il est vivant. C'est
grâce à lui et à sa revue DOC(K)S, que je suis entré dans le
réseau planétaire de l'art postal (le Mail art). Depuis, j'ai
participé à plusieurs centaines d'expositions d'art postal dans le
monde entier sur les thèmes les plus divers. Les principes des expos
mail art sont : pas de jury, pas de choix (on expose tout), pas de
cotisation et un catalogue aux participants. Aujourd'hui, je
participe moins à ces expositions collectives et je privilégie
plutôt les contacts directs d'artiste postal à artiste postal.
Quand on a choisi comme moi d'habiter un endroit isolé, l'art
postal, base de la poésie élémentaire, est un excellent moyen de
communiquer et de créer.
J'ai
entretenu une correspondance avec des centaines d'autres mail
artists de partout. J'ai fait la connaissance de gens charmants
et intéressants. Ainsi, cet artiste postal de Belgique, Peter
Moreels, m'envoyait ses dessins, ses cassettes (Il diffusait, par la
poste bien sûr, des cassettes de groupes de rock de
Tchécoslovaquie). J'étais intrigué, l'adresse de Peter était à
Tournai et son courrier arrivait de Dunkerque, de Béthune, de
Hasselt, de Rotterdam. J'ai su qu'il était batelier. Il répondait
au courrier chaque fois que sa péniche attendait un nouveau
chargement. Comme le Canal d'Aire à La Bassée passe à 2 km de chez
moi, la rencontre a eu lieu. Il livrait un chargement de sable pour
la cristallerie d'Arques. Au retour, il a amarré sa péniche près
du pont de Guarbecque. Nous avons passé plusieurs journées
délicieuses. J'ai vu son petit bureau de mail-artist à l'avant de
la péniche, je lui ai montré mes archives postales... Quand il a
obtenu un chargement de blé à Béthune, nous avons fait le voyage
ensemble. Maintenant, Peter a vendu sa péniche et il habite
Bruxelles mais j'ai toujours son adresse.
Dès
qu'il fait beau, (je l'ai dit déjà), je travaille à l'extérieur,
au jardin. C'est la pluie et le froid qui provoquent mon activité
d'artiste postal. Installé au chaud avec mes tampons, ma colle, mes
découpages, je fabrique des envois, je recycle des enveloppes, je
réponds au courrier... Alexandre et Katherine Hirka, mail-artists du
Vermont (Nord-est des USA) m'ont un jour envoyé, parmi d'autres
choses, un fond de paquet de graines de tomates (3 graines). J'ai
réussi à multiplier sur deux ans le nombre de graines. Un jour,
dans le Vermont, ils ont reçu la photo en couleurs de mon jardin
avec la trentaine de plants de tomates hauts d'un mètre cinquante et
couverts de fruits. L'art postal est aussi du jardinage. Eric Adam
m'a envoyé de Bruxelles un paquet de graines de choux de Bruxelles,
l'adresse écrite sur le paquet. C'est une belle enveloppe qui fait
un petit bruit de maracas. Je ne l'ai pas encore ouverte...
A
un moment donné, tu découvres le mail-art via la revue DOC(K)S, et
tu entreprends la publication des Moue
de veau...
Le
n° 0001 du magazine culturel Moue de veau porte la date du 2
janvier 1989. Il s'agissait de créer un organe de presse portant le
titre contrepétant de Moue de veau, titre induisant les 3
orientations suivantes : un contenu à base de déchets, un regard
dubitatif sur le monde et une mise à l'honneur du veau sous toutes
ses formes. A partir de 1996 (n° 619), les numéros ordinaires ont
chaque fois été fabriqués par une personne différente. Cette
personne était choisie parmi les correspondants de la revue. Un
modèle unique de maquette était proposé à la créativité des
personnes choisies. La maquette reçue à la rédaction se voyait
attribuer un numéro et une couverture. Le numéro terminé était
tiré à 23 exemplaires. La personne qui l'avait réalisé recevait
en retour trois exemplaires de la revue, un exemplaire de son numéro
ainsi que l'exemplaire précédant et celui suivant le sien. Par
ailleurs, la collection de l'anthologie permanente du veau (numéros
spéciaux de la Moue) rassemblait des phrases prises dans la
littérature mondiale. Ce sont toutes les phrases qui comportent le
mot VEAU. 23 veaulumes de l'anthologie sont parus contenant
223 citations.
Le
flot de littérature commerciale (prospectus de supermarché,
catalogues de livres rares, courriers en faveur de l'électrothérapie,
propositions d'abonnements aux journaux de Paris, propagande
publicitaire ou politique, etc...) continue de couler dans les boîtes
aux lettres, fournissant la matière première nécessaire à la
fabrication de la Moue, mais le dernier numéro, n° 1111, a
été publié le 11-11 1998. La Moue est morte. Vive la Moue
!
Précision
: La Moue n'est pas vraiment morte puisque tout un chacun
peut commander à son aise des copies des numéros édités entre
1989 et 1998 en choisissant dans le catalogue des Moues qu'on
peut consulter sur le site internet WWW.KITUSAI.COM (fermé aujourd'hui).
Pourquoi
t'es-tu arrêté, et comment vois-tu la somme de travail accompli ?
Parmi
le millier de références que représente ce "work in
progress", quelles sont celles, qu'avec le recul, tu retiens
plus particulièrement et pourquoi ?
Je
me suis arrêté parce que tout simplement, dix ans, ça suffit.
C'était un travail, si l'on veut, mais je me suis surtout bien
amusé. Ce qui m'a plu dans Moue de veau, c'est le côté
dérisoire de la chose, la gratuité de tout ça, l'exact contraire
d'une activité efficace et rentable.
Bien
sûr, des artistes "célèbres" ont participé à la Moue.
Mais les numéros que je retiens sont ceux des simples amateurs qui
ont consciencieusement rempli leur maquette et me l'ont retournée.
Je suis heureux qu'ils aient exercé leur liberté en produisant ce
petit ouvrage.