La traversée
1909, Louis Blériot traverse le détroit du Pas-de-Calais en aéroplane. A l'occasion du centenaire célébré cette année, voici une nouvelle publiée aux éditions de L'âne qui butine, et dont le tirage est aujourd'hui épuisé.
La semaine précédente s'était passée en repérages divers. Il fallait trouver le sujet, le terrain ad hoc. Accompagné d'Alice Rabbit, Blaireau avait arpenté le front de mer. Finalement, leur choix s'était arrêté sur une rangée de transatlantiques en toile rayée bleu et blanc. Ils étaient installés au pied de l'esplanade et, la plupart du temps, occupés par des retraités ventripotents qui soignaient leurs rhumatismes au soleil de juillet et ne se levaient pas toutes les cinq minutes pour piquer une tête dans la Manche.
Aux commandes du Spirit of Merlimont, Louis Blaireau survolait Stella-Plage. L'effet du liquide jouait à plein. L'aéronef microscopique vrombissait à 15 centimètres du sol sableux. A ses commandes, un Louis Blaireau extatique surveillait les cadrans. Il dut tirer le manche à balai vers lui pour passer au-dessus d'un ballon de plage abandonné. Il arrivait à l'esplanade en longeant la côte. L'avion vira sur l'aile, pointant vers la rangée de fauteuils de plage. Le moment délicat du parcours. Il ne fallait pas rater le passage. Louis volait en rase-mottes. Il franchit la limite entre le sable dur et mouillé et le sable sec. De minuscules courants d'air projetaient des grains de sable sur le cockpit transparent.
Comme tous les jours depuis début juillet, Aristide Dodgson était allongé sur son transat. Il n'avait toujours pas réussi à dépasser la troisième page de son livre et celui-ci reposait ouvert à l'envers entre deux bourrelets de son abdomen. Aristide Dodgson ronflait paisiblement. Une légère brise soufflait dans l'entrebaîllement de son large bermuda à rayures rouges et vertes. Les pans de sa chemisette rose fluo se soulevaient rythmiquement. Au milieu de son rêve, il eut la sensation d'une mouche s'infiltrant entre son vêtement et la peau de sa cuisse gauche.
Louis Blaireau était maintenant dans le pot-au-noir. Pendant un moment, il avait survolé la plaine rase du tibia parsemée ici et là d'une rare végétation rousse et filiforme. Vaillamment, il avait lancé sa machine sous l'arche textile. L'horizon s'était obscurci et la végétation s'était faite plus touffue. Soudain, un courant ascensionnel prit l'avion par le travers. En même temps, une forte odeur de gaz traversa la paroi du cockpit. Louis Blaireau eut un haut-le-coeur mais parvint à maîtriser la dérive de l'appareil. Il réussit à se faufiler entre deux boutons, passa sous la ceinture du bermuda. L'avion volait maintenant sous un ciel rose fluo. Regardant sous lui, Louis apercevait la vallée de la poitrine, collines blanchâtres semées de touffes rabougries et de taches marron. Devant lui, il aperçut un mamelon foncé, presque volcanique. Il vira par dessus l'éminence et s'aligna vers l'ouverture de l'aisselle. Au loin, il apercevait de nouveau le ciel libre. Un long filament frisé s'enroula autour de l'hélice ralentissant le rythme du moteur. Allait-il échouer à quelques centimètres du but ? Le poil se détacha avec une secousse qui fit trembler le muscle subscapulaire d'Aristide Dodgson. Blaireau redonna les gaz et s'engouffra dans la manche de la chemisette. Il avait réussi. Le ciel bleu de Stella-Plage saluait son exploit. Semblable à un moucheron motorisé, l'aéronef filait vers le lieu de rendez-vous. Les effets du fluide n'allaient pas tarder à se dissiper. Le réservoir du Spirit of Merlimont était presque vide et Louis avait une forte envie d'uriner.
La traversée de la manche
Le plus difficile avait été de maîtriser la synchronisation des deux remplissages, celui de son estomac et celui du réservoir du Spirit of Merlimont. Louis Blaireau avait résolu le problème en utilisant deux tuyaux en caoutchouc de longueurs et diamètres différents. Le débit des tuyaux avait son importance, bien sûr, mais il fallait aussi que la quantité de liquide ingérée soit la même dans les deux récipients. Tout s'était bien passé. Il avait partagé en deux volumes égaux le contenu de la bouteille qu'Alice Rabbit lui avait donnée. Une fois installé aux commandes du Spirit of Merlimont, il avait coincé dans la poignée du manche à balai l'entonnoir qui était relié au réservoir d'essence par son tuyau. Ensuite, penchant la tête en arrière, il s'était proprement intubé avec le second tuyau qui plongeait directement dans son cardia stomacal. Son expérience d'ancien bateleur, avaleur de sabres, l'avait bien servi en cette occasion. Le second entonnoir lui chatouillait la base du nez. Dans un mouvement parfaitement symétrique, ses deux mains sortirent, de chacune des poches latérales de son blouson, les deux fioles. La main gauche alimenta son estomac, la droite, le réservoir de l'avion. Louis Blaireau retira le tuyau de sa gorge. Alice venait de lancer le moteur en basculant l'hélice vers le bas. Ayant débarrassé le manche à balai de l'entonnoir et du tuyau, le pilote fit s'élancer sa machine. Face au vent, l'avion se cabra légèrement. Le décollage fut un modèle du genre. Quelques secondes plus tard, l'effet du liquide d'Alice commença à se faire sentir : le monde grandissait très rapidement autour de Louis Blaireau et de sa machine.
La semaine précédente s'était passée en repérages divers. Il fallait trouver le sujet, le terrain ad hoc. Accompagné d'Alice Rabbit, Blaireau avait arpenté le front de mer. Finalement, leur choix s'était arrêté sur une rangée de transatlantiques en toile rayée bleu et blanc. Ils étaient installés au pied de l'esplanade et, la plupart du temps, occupés par des retraités ventripotents qui soignaient leurs rhumatismes au soleil de juillet et ne se levaient pas toutes les cinq minutes pour piquer une tête dans la Manche.
Aux commandes du Spirit of Merlimont, Louis Blaireau survolait Stella-Plage. L'effet du liquide jouait à plein. L'aéronef microscopique vrombissait à 15 centimètres du sol sableux. A ses commandes, un Louis Blaireau extatique surveillait les cadrans. Il dut tirer le manche à balai vers lui pour passer au-dessus d'un ballon de plage abandonné. Il arrivait à l'esplanade en longeant la côte. L'avion vira sur l'aile, pointant vers la rangée de fauteuils de plage. Le moment délicat du parcours. Il ne fallait pas rater le passage. Louis volait en rase-mottes. Il franchit la limite entre le sable dur et mouillé et le sable sec. De minuscules courants d'air projetaient des grains de sable sur le cockpit transparent.
Comme tous les jours depuis début juillet, Aristide Dodgson était allongé sur son transat. Il n'avait toujours pas réussi à dépasser la troisième page de son livre et celui-ci reposait ouvert à l'envers entre deux bourrelets de son abdomen. Aristide Dodgson ronflait paisiblement. Une légère brise soufflait dans l'entrebaîllement de son large bermuda à rayures rouges et vertes. Les pans de sa chemisette rose fluo se soulevaient rythmiquement. Au milieu de son rêve, il eut la sensation d'une mouche s'infiltrant entre son vêtement et la peau de sa cuisse gauche.
Louis Blaireau était maintenant dans le pot-au-noir. Pendant un moment, il avait survolé la plaine rase du tibia parsemée ici et là d'une rare végétation rousse et filiforme. Vaillamment, il avait lancé sa machine sous l'arche textile. L'horizon s'était obscurci et la végétation s'était faite plus touffue. Soudain, un courant ascensionnel prit l'avion par le travers. En même temps, une forte odeur de gaz traversa la paroi du cockpit. Louis Blaireau eut un haut-le-coeur mais parvint à maîtriser la dérive de l'appareil. Il réussit à se faufiler entre deux boutons, passa sous la ceinture du bermuda. L'avion volait maintenant sous un ciel rose fluo. Regardant sous lui, Louis apercevait la vallée de la poitrine, collines blanchâtres semées de touffes rabougries et de taches marron. Devant lui, il aperçut un mamelon foncé, presque volcanique. Il vira par dessus l'éminence et s'aligna vers l'ouverture de l'aisselle. Au loin, il apercevait de nouveau le ciel libre. Un long filament frisé s'enroula autour de l'hélice ralentissant le rythme du moteur. Allait-il échouer à quelques centimètres du but ? Le poil se détacha avec une secousse qui fit trembler le muscle subscapulaire d'Aristide Dodgson. Blaireau redonna les gaz et s'engouffra dans la manche de la chemisette. Il avait réussi. Le ciel bleu de Stella-Plage saluait son exploit. Semblable à un moucheron motorisé, l'aéronef filait vers le lieu de rendez-vous. Les effets du fluide n'allaient pas tarder à se dissiper. Le réservoir du Spirit of Merlimont était presque vide et Louis avait une forte envie d'uriner.
Alice et Louis marchaient main dans la main sur la promenade. En passant devant l'esplanade, ils croisèrent Aristide Dodgson qui rentrait à son hôtel. Il ne leur prêta pas attention. Louis regarda Alice en souriant. « Il ne saura jamais que j'ai traversé la manche aujourd'hui ! »
Lucien Suel
Libellés : Lucien Suel, Nouvelle