Dans le dernier numéro* , j'avais écrit longuement à propos de la découverte faite par Konstantin Raudive : voix inexplicables apparaissant sur des bandes magnétiques vierges enregistrées dans le plus complet silence. Ces commentaires étaient issus de conférences réalisées au cours d'un séminaire sur l'écriture au
Naropa Institute, et plusieurs étudiants se demandaient ce que ce phénomène des voix émises par des sources inconnues avait à voir avec l'écriture et la poésie. Je réponds : Tout. Les écrivains travaillent avec les mots et les voix de la même façon que les peintres travaillent avec les couleurs ; et d'où viennent ces mots et ces voix ? De plusieurs sources : conversations entendues et réentendues, films et émissions de radio, journaux, périodiques et aussi, oui, les autres écrivains ; une phrase me vient à l'esprit, une phrase d'une vieille histoire western lue il y a des années dans une revue à deux sous, peux pas me rappeler où et quand : « Il l'observait, essayant de lire dans son esprit - mais son regard demeurait froid, inexpressif, indéchiffrable.» En voilà une que j'ai plagiée.
La séquence du Greffier Municipal dans
Le Festin Nu** a son origine dans une rencontre avec le greffier de Cold Springs, Texas. En fait, c'était une élaboration de son monologue que je trouvais tout bonnement rasoir à l'époque vu que je ne savais pas encore que j'étais un écrivain. De toutes façons, il n'y aurait jamais eu de Greffier Municipal si j'étais resté assis sur le cul en attendant après « mes propres mots ». Vous avez tous rencontré l'agent de publicité qui veut se sortir de la foire d'empoigne, qui s'enferme dans une cabane et écrit le Grand Roman Américain. Je lui dis toujours : « Ne débranche pas ton fournisseur d'énergie, B. J. - tu pourrais en avoir besoin. »
De même, très souvent il m'arrivait d'être bloqué, ne voyant pas comment j'allais poursuivre la ligne de mon récit ; puis quelqu'un arrivait, me parlait des poissons mange-fruits du Brésil. Et j'en tirais un chapitre entier. Ou bien encore, j'achète un livre pour lire dans l'avion, et voilà la réponse ; et il y a aussi ces mots très agréables, « douces voix inhumaines» . J'avais rêvé de telles voix avant de lire
Le Grand Saut de Leigh Brackett où j'ai trouvé cette expression.
Prenez la moustache surréaliste de Mona Lisa. Rien qu'une plaisanterie stupide ? Pensez à quoi peut mener cette plaisanterie. Durant ces cinq dernières années, j'ai travaillé avec Malcolm Mc Neill à un livre intitulé
Ah Pook Est Ici ***, et nous avons utilisé la même idée : Jerôme Bosch à l'arrière-plan pour les paysages, avec des personnages issus des manuscrits Mayas, le tout transplanté dans une contre-partie moderne. Ce visage dans les Codex Mayas de Dresde deviendra celui d'une serveuse de bar dans cette scène et par-dessus nous nous servons du Dieu Vautour. Bosch, Michel-Ange, Renoir, Monet, Picasso - pillez tout ce que vous voyez. Vous désirez une certaine lumière pour votre paysage ? prenez-la chez Monet.
Le même procédé peut s'appliquer à l'écriture. Joseph Conrad a réussi quelques superbes descriptions de jungles, d'eaux, de climats : pourquoi ne pas utiliser ces matériaux comme fond pour un roman dont l'action se situe sous les Tropiques ? Scénario de Untel et Untel, descriptions et arrière-plans de base par Conrad. Bien entendu, vous pouvez aussi kidnapper les personnages d'un autre et les situer dans une action différente. Servez-vous de toute la gamme des tableaux, des livres, des films, des compositions musicales. Prenez le soliloque de Molly Bloom et donnez-le à votre héroïne. De toute manière, cela arrive tous les jours ; combien de fois nous a-t-on resservi la rengaine de Roméo et Juliette, et Camille a encaissé 40 millions pour son rôle dans
Les Jeunes Amants. Aussi, allez-y franchement et plagiez en toute liberté.
C'est dans
Le Festin Nu que j'ai appliqué ce principe pour la première fois. L'interview de Carl Paterson par le Docteur Benway est copié sur la conversation de Razumov et du Conseiller Mikulin dans le roman de Conrad
Sous les yeux d'Occident. Pour être plus précis, il n'y a pas de ressemblance entre Benway et Mikulin ; la ressemblance est dans la forme de l'entrevue - la manie qu'a Mikulin de ne pas finir ses phrases, sa façon de tourner autour du pot et la conclusion de la rencontre - tout cela est sciemment défini et utilisé. Mais à l'époque je n'entrevoyais pas encore tout ce qu'impliquait un tel procédé.
Brion Gysin est allé plus loin dans une scène non publiée de son roman
Désert Dévorant ****. Il avait pris textuellement une partie d'un dialogue dans un roman de science-fiction et l'avait utilisée dans une scène similaire. (Comme convenu, le roman de science-fiction racontait l'histoire d'un savant fou qui avait inventé un trou noir dans lequel il disparaissait.) J'étais, je l'avoue un peu choqué par ce genre de plagiat manifeste où tout était copié mot pour mot. Je n'avais pas tout à fait abandonné le fétiche de l'originalité, bien que, naturellement le sublime concept du vol intégral soit contenu implicitement dans la méthode cut-up et les montages.
Voyez-vous, j'avais été tellement conditionné à l'idée que les mots appartenaient à quelqu'un - « ses propres mots » - que par voie de conséquence, le péché mortel du plagiat me répugnait profondément. La grande vertu était l'originalité. Je me souviens d'un garçon que l'on avait surpris alors qu'il écrivait un essai en le démarquant d'un article de magazine, et on parlait de ce cas horrible en baissant la voix. Pour la première fois, ma conscience était confrontée au sombre mot « plagiat» . Pourquoi, dans cette nouvelle de Jack London, un écrivain se tire-t-il une balle dans la tête, lorsqu'il découvre qu'il a sans le vouloir plagié le travail d'un autre ? Il n'avait pas le courage nécessaire pour être un écrivain. Heureusement, j'avais un caractère plus trempé ou tout au moins une plus grande faculté d'adaptation.
Brion me fit remarquer que je volais depuis des années : « D'où cela vient-il - "un regard froid, inexpressif, indéchiffrable" ? Et ça - "une autorité inflexible" ? Et ceci - "un type prétentieux, sans principes" ? » Il me regarda sévèrement.
« Vous êtes un voleur honteux.***** »Nous avons donc rédigé ce manifeste...
Quittez votre table de travail et entrez dans les musées, les bibliothèques, les monuments, les salles de concert, les librairies, les studios d'enregistrement et de cinéma du monde entier. Tout appartient au Voleur inspiré et sacré - tous les artistes de l'histoire, des peintres des cavernes à Picasso, tous les poètes et les écrivains, les musiciens et les architectes Lui offrent leurs marchandises, L'importunent comme des camelots. Ils Le supplient, enfermés qu'ils sont dans les cerveaux enquiquinés des écoliers, dans les prisons de la vénération béate, dans les musées morts et les archives poussiéreuses. Des sculptures tendent leurs bras de calcaire pour recevoir la transfusion vivante de la chair alors que leurs membres disjoints sont greffés sur M. Amérique. Mais le Voleur n'est pas pressé*****. Il doit s'assurer d'abord que la marchandise est de qualité et qu'elle convient bien à ses projets avant de lui accorder la bénédiction et l'honneur suprême de son vol.
Les mots, les couleurs, la lumière, les sons, la pierre, le bois, le bronze appartiennent à l'artiste vivant. Ils appartiennent à tous ceux qui peuvent les utiliser. Pillez le Louvre ! A bas l'originalité*****, à bas l'ego stérile et péremptoire qui emprisonne en même temps qu'il crée. En haut le vol***** - pur, cynique, intégral. Nous n'avons de comptes à rendre à personne.
Pillez tout ce que vous voyez.