lundi 30 août 2021
vendredi 27 août 2021
Venir au vent (III) par Laurent Margantin
AU CONFLUENT
I
Murmures de la marée,
non,
avancée du fleuve, chute, éveil des flots
frottant les coques des péniches amarrées,
ce sont des centaines, endormies revenues il y a longtemps d'un obscur voyage à travers le continent rayant la carte d'Europe en tous sens les bateliers seuls se souviennent encore enfermés dans la froidure de l'hiver
mais il faut à Conflans allants et venants
dit la parole ancienne,
il faut des traversées et des passages,
il faut des visages endoloris par le voyage
et heureux de leur ancienne douleur,
il faut de ces hommes qui ne sont pas restés,
qui n'ont pas eu la patience
des notaires et des boulangers,
nous sommes seuls tous ensemble nous formons un peuple de solitaires seuls à déambuler écoutant voyant à peine respirant parlant comme des fantômes qui ne s'écoutent même pas parler ensoleillement de la terrasse ma seule joie revenu ici un soir d'octobre le 27 de l'année 1982 jour où j'achevai notre carnet de bord à cette date il dit «arrivée à Conflans... resterons dans l'attente d'une prochaine cargaison »
un peuple d'allants et venants,
le mouvement du fleuve
à la fois précipité et lent,
incertain et pourtant entraîné par le destin
d'un seul lit, l'écume
parle elle aussi
certains jours d'hiver,
je suis debout sur la berge
à interroger les mouettes
qui passent et repassent
d'une rive à l'autre,
suis-je moi-même
de cette seule rive,
je me souviens d'allers et retours,
de passages sur les fleuves d'Europe,
Seine, Vlatva, Rhône, Danube,
et Garonne, Pô,
et surtout le Rhin
qui partout en Allemagne
se jette dans l'océan,
je te regarde tu es jeune tu as la figure blanche et le pas hésitant tu restes là de longues heures attablé sans dire un mot fumant quelquefois qui es-tu qui me le dira si personne ne te connaît et pourtant tu es d'ici toi que je dévisage aujourd'hui premier client de l'après-midi
des femmes sur les péniches
attachent leur linge,
il fait froid et le vent souffle,
« un bon temps pour partir »
me murmure une voix inconnue,
cri d'une mouette,
passage d'une péniche lourde de gravier
sur le Neckar non loin de Heidelberg
où le fleuve s'est élargi,
je cherche le souffle
de cette immense déambulation fluviale,
je suis avec toi je parcours avec toi les chemins les chemins de halage aujourd'hui soigneusement rénovés c'est-à-dire bétonnés mais tu brûles ces apparences de modernité tu te moques de cet aujourd'hui assoupi tu parles aux mouettes plutôt qu'aux arpenteurs de la mairie soucieux d'image, de confort et de loisirs pour les retraités
sirène du cargo,
mais les péniches se taisent
obstinément,
longtemps amarrées elles partent un jour en silence
et reviennent toujours en silence,
ne prévenant pas,
n'avertissant pas,
glissant simplement sur les eaux du fleuve,
faisant un peu d'écume et quelques vagues.
Laurent Margantin est un
auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux
îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions
Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis
plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne
(www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour /3
(éditions Œuvres ouvertes
Libellés : Invité du Silo, Laurent Margantin, Poésie, Venir au vent
jeudi 26 août 2021
lundi 23 août 2021
Poème express n° 872
Le commentaire de Piero Cohen-Hadria :
c'est la fin du film (on a l'impression que jamais on ne pourrait aller plus bas, mais si) il faudrait qu'ils'en aille - lui, comme ses deux acolytes, il aime à flouer le populaire, le (ou la) pauvre, le naïf ou le croyant (surtout elles, d'ailleurs), il se déguise en prêtre, se fait passer pour et demande de l'argent, le prend, s'en va - le titre du film veut dire "l'arnaque" en argot italien - on pense un peu au Sartre de la Nausée - quelque chose de la terreur, du manque de courage, de l'humiliation - un beau film, tragique peut-être, plus noir, bien plus noir que Les Vitelloni ("les inutiles" en français) (Federico Fellini, 1953) ou même la Strada ("la rue" en français) (1954, directement précédent) - c'est dix ans après la fin de la guerre, le réalisateur donne en un sens toute sa mesure - il y manque un peu la dimension onirique qu'on lui connaît - il fait un peu partie de ces films qu'on aime moins, mais c'est dommage, la dimension terrible d'une espèce de condition humaine transparaît - le P/E* l'édulcore pas mal, mais elle est très présente (et Giulietta Massina est comme d'habitude formidable - Richard Basehart (il joue son mari) et Broderick Crawford sont parfaits aussi : Franco Fabrizi complète le trio de voleurs minables) - un beau film Il Bidone (Federico Fellini, 1955)
Libellés : Lucien Suel, Piero Cohen-Hadria, Poème express, Stéphane Chavaz
vendredi 20 août 2021
Venir au vent (II) par Laurent Margantin
reconnaissance
En souvenir d'anciens visages
(Val d'Oise)
C'était un automne pareil à celui-ci,
automne de longues marches et de paroles brèves,
soufflées, aussitôt dites, par la bourrasque.
Nous préférions à la propreté grise
de la ville nouvelle la bouillasse des chemins,
que nous rejoignions au-delà de Pontoise
en suivant la Seine, et, plus loin que le confluent,
l'Oise.
Depuis les hauteurs d'Herblay,
Paris semblait un champ de ruines moderne.
Il pleuvait souvent, nous entrions dans des cafés
où l'on parlait à voix basse,
où quelques-uns se taisaient toute la journée,
occupés à compter les péniches qui passaient.
Et nous apprenions nous-mêmes
à ne plus parler,
à oublier un peu les livres,
et ce qu'il fallait en penser.
Entre deux averses,
nous allions en silence.
À Pontoise, nous montions sur les hauteurs
de la ville, jusqu'au musée municipal,
pour n'y trouver que des tableaux impressionnistes
aussi tristes et gris que le ciel à la fenêtre.
Ce ne pouvait être là la destination.
Plus que tout, nous désirions une échappée.
Qu'est-ce qui nous entraînait vers ce lieu
qui était pour nous comme la pointe déchirée
d'une côte, comme le cap extrême
d'où apercevoir un autre continent ?
Dans les ruelles, en ce mois d'octobre,
les ateliers étaient fermés, la clientèle absente.
Nous marchions au hasard dans ce pays désert,
que nous connaissions déjà,
pour l'avoir tant arpenté.
Marche un peu lugubre dans ce village mort,
puis dans les champs de tournesol,
nous éloignant du cimetière.
Gauguin avait foutu le camp,
crachant sur cette Europe exsangue.
Vincent avait préféré s'arrêter ici,
cherchant lui aussi une vision.
Il ne restait de cette recherche,
présents en nous-mêmes,
que les morceaux brisés, broyés d'une mosaïque,
que les multiples signes d'une fulgurante exténuation,
et, ici même, au bout des terres,
une douzaine de corbeaux
qui, partis pour aucun dehors,
peignaient la tempête.
Laurent Margantin est un auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne (www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour /3 (éditions Œuvres ouvertes)
Libellés : Invité du Silo, Laurent Margantin, Poésie, Venir au vent
jeudi 19 août 2021
lundi 16 août 2021
vendredi 13 août 2021
Venir au vent (I) par Laurent Margantin
Rester le moins possible assis: ne prêter foi à
aucune pensée qui ne soit pas née au grand air,
pendant que l'on prend librement du mouvement
— à aucune pensée dans laquelle les muscles
ne soient eux aussi à la fête.
Nietzsche
Monte au dessus de toute hauteur;
descends au-delà de toute profondeur ;
recueille en toi toutes les sensations des choses créées
- de l'Eau, du Feu, du Sec, de l'Humide.
Pense être partout en même temps,
dans la mer et la terre et le ciel,
pense que tu n'es jamais né, que tu es encore embryon:
jeune et vieux, mort et au-delà de la mort.
Comprends tout à la fois
- les temps, les lieux, les choses: les qualités et les quantités.
Corpus hermeticum
***
à Rosario & Marianna
reconnaissance
Premiers arpents
(Morvan)
Pas après pas
en ce jour d'automne,
faible clarté des pierres
humides, l'eau, l'œil
la vertigineuse avancée
sur les marches couvertes de mousse,
pas après pas, au cœur
du silence, faible clarté
des pierres humides
au cœur de la forêt, montant
le long du maigre ruisseau,
marches, blocs de pierre brute
posées là, un seul geste ferme
le pied reproduisant le geste
lourd, muscles tendus,
ciel ouvert au-delà des branches,
lâche, dit la voix, puis se tait,
la pierre, le pied posés là
au cœur du silence, au cœur
de la forêt, glissant sur la terre,
puis redressé, rétabli, et pour
toujours là, ciel ouvert
branches étendues, vol
d'un oiseau jailli du faîte
d'un arbre, le corps tout entier
tendu, l'œil suivant vers le bas
le cours de l'eau
le pied sur la pierre close
couverte de mousse, faible clarté
mais plus vive en avançant,
l'œil, l'eau, la vertigineuse avancée
l'effort pour placer le pied
là, avec l'eau, avec la pierre,
avec le ciel, avec l'oiseau, l'œil
tendu vers la terre, vers le ciel,
vers les branches fluides
écoute soutenue, posée,
lente et souple, patiente,
avec l'air, avec le léger souffle
à peine souffle, parlant
à peine, silencieux, trait
plus profond qu'une parole,
plus lointain qu'un mot, écoute,
sable entre les pierres dressées
au cœur du silence, l'œil
tendu, ouvert, fermé,
sable entre les pierres closes,
dressées, fin ou commencement,
lent commencement, patience
prenant dans la main, entre
les doigts, ce sable, branches
et ailes fluides, domaine aérien
et terrestre, écoute soutenue
sur la ligne de faîte
noir, blanc un peu rosé,
rosé pâle, grisâtre, aile et
sable, sable, pierre, eau
emportant l'œil vers le bas
une figure simple, étoile,
arc ou cercle, effacée, saisie,
effacée, spirale au fond de l'œil,
tombant avec l'eau, flux lent,
spirale, arc, cercle ou étoile
sable, pierres dressées, humides,
dans la faible clarté, plus vive
en avançant, gestes plus lents,
lent commencement,
ciel ouvert, claquement d'ailes,
sable, pas après pas, découverte,
avancée sur la ligne de faîte,
montant, descendant, sans autres
repères que l'eau, le sable, les pierres
l'oiseau venu de loin
comme d'un pays plus intérieur
formes évanouies, lac, ciel,
lieu évident et enfoui
fin du chemin, commencement,
au seuil de ces pierres, l'eau
frappant autrefois ces murs effondrés,
long fracas dont il reste des vestiges
dans la chute de l'eau du ruisseau
c'était un moulin dit la voix,
sable, œil, l'écho proche
guide dans les galeries du jour,
non pas lac mais cercle
cercle d'eau, roue tournant
au rythme endiablé d'une seule
saison, ivresse blanche du ruisseau,
eau frappant la pierre, éclats
d'une parole vive, je
tombe dans ce mouvement
circulaire, emportant ruines et
pierres effondrées, plongeon,
méandres de la rivière plus loin
sable serpentant avec l'eau,
cercle emporté avec le ruisseau,
sinuant dans ses courbes, œil
rapide et vivant, branches fluides
des arbres plus haut, tendues.
Laurent Margantin est un auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne (www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour /3 (éditions Œuvres ouvertes)
Libellés : Invité du Silo, Laurent Margantin, Poésie, Venir au vent