vendredi 13 août 2021

Venir au vent (I) par Laurent Margantin

 Rester le moins possible assis: ne prêter foi à

aucune pensée qui ne soit pas née au grand air,

pendant que l'on prend librement du mouvement

— à aucune pensée dans laquelle les muscles

ne soient eux aussi à la fête.

                                                                                                                               Nietzsche

 

Monte au dessus de toute hauteur;

descends au-delà de toute profondeur ;

recueille en toi toutes les sensations des choses créées

- de l'Eau, du Feu, du Sec, de l'Humide.

Pense être partout en même temps,

dans la mer et la terre et le ciel,

pense que tu n'es jamais né, que tu es encore embryon:

jeune et vieux, mort et au-delà de la mort.

Comprends tout à la fois

- les temps, les lieux, les choses: les qualités et les quantités.

            Corpus hermeticum

 

 ***

 

à Rosario & Marianna

 

reconnaissance

Premiers arpents
(Morvan)

 

Pas après pas

en ce jour d'automne,

faible clarté des pierres

humides, l'eau, l'œil

 

la vertigineuse avancée

sur les marches couvertes de mousse,

pas après pas, au cœur

du silence, faible clarté

des pierres humides

 

au cœur de la forêt, montant

le long du maigre ruisseau,

marches, blocs de pierre brute

posées là, un seul geste ferme

 

le pied reproduisant le geste

lourd, muscles tendus,

ciel ouvert au-delà des branches,

lâche, dit la voix, puis se tait,

la pierre, le pied posés là

 

au cœur du silence, au cœur

de la forêt, glissant sur la terre,

puis redressé, rétabli, et pour

toujours là, ciel ouvert

 

branches étendues, vol

d'un oiseau jailli du faîte

d'un arbre, le corps tout entier

tendu, l'œil suivant vers le bas

le cours de l'eau

 

le pied sur la pierre close

couverte de mousse, faible clarté

mais plus vive en avançant,

l'œil, l'eau, la vertigineuse avancée

 

l'effort pour placer le pied

là, avec l'eau, avec la pierre,

avec le ciel, avec l'oiseau, l'œil

tendu vers la terre, vers le ciel,

vers les branches fluides

 

écoute soutenue, posée,

lente et souple, patiente,

avec l'air, avec le léger souffle

à peine souffle, parlant

 

à peine, silencieux, trait

plus profond qu'une parole,

plus lointain qu'un mot, écoute,

sable entre les pierres dressées

au cœur du silence, l'œil

 

tendu, ouvert, fermé,

sable entre les pierres closes,

dressées, fin ou commencement,

lent commencement, patience

 

prenant dans la main, entre

les doigts, ce sable, branches

et ailes fluides, domaine aérien

et terrestre, écoute soutenue

sur la ligne de faîte

 

noir, blanc un peu rosé,

rosé pâle, grisâtre, aile et

sable, sable, pierre, eau

emportant l'œil vers le bas

une figure simple, étoile,

arc ou cercle, effacée, saisie,

effacée, spirale au fond de l'œil,

tombant avec l'eau, flux lent,

spirale, arc, cercle ou étoile

 

sable, pierres dressées, humides,

dans la faible clarté, plus vive

en avançant, gestes plus lents,

lent commencement,

 

ciel ouvert, claquement d'ailes,

sable, pas après pas, découverte,

avancée sur la ligne de faîte,

montant, descendant, sans autres

repères que l'eau, le sable, les pierres

 

l'oiseau venu de loin

comme d'un pays plus intérieur

formes évanouies, lac, ciel,

lieu évident et enfoui

 

fin du chemin, commencement,

au seuil de ces pierres, l'eau

frappant autrefois ces murs effondrés,

long fracas dont il reste des vestiges

dans la chute de l'eau du ruisseau

 

c'était un moulin dit la voix,

sable, œil, l'écho proche

guide dans les galeries du jour,

non pas lac mais cercle

 

cercle d'eau, roue tournant

au rythme endiablé d'une seule

saison, ivresse blanche du ruisseau,

eau frappant la pierre, éclats

d'une parole vive, je

 

tombe dans ce mouvement

circulaire, emportant ruines et

pierres effondrées, plongeon,

méandres de la rivière plus loin

 

sable serpentant avec l'eau,

cercle emporté avec le ruisseau,

sinuant dans ses courbes, œil

rapide et vivant, branches fluides

des arbres plus haut, tendues.

 

Laurent Margantin est un auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne (www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour /3 (éditions Œuvres ouvertes)


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posted by Lucien Suel at 07:29