vendredi 27 août 2021

Venir au vent (III) par Laurent Margantin

 AU CONFLUENT

 

I

 

Murmures de la marée,

non,

avancée du fleuve, chute, éveil des flots

frottant les coques des péniches amarrées,

 

ce sont des centaines, endormies     revenues il y a longtemps      d'un obscur voyage     à travers le continent      rayant la carte d'Europe en tous sens les bateliers      seuls      se souviennent encore enfermés      dans la froidure de l'hiver

 

mais il faut à Conflans allants et venants

dit la parole ancienne,

il faut des traversées et des passages,

il faut des visages endoloris par le voyage

et heureux de leur ancienne douleur,

il faut de ces hommes qui ne sont pas restés,

qui n'ont pas eu la patience

des notaires et des boulangers,

 

nous sommes seuls      tous ensemble nous formons un peuple de solitaires      seuls à déambuler écoutant     voyant à peine      respirant      parlant comme des fantômes      qui ne s'écoutent même pas parler      ensoleillement de la terrasse      ma seule joie revenu ici      un soir d'octobre le 27 de l'année 1982 jour où j'achevai notre carnet de bord      à cette date il dit      «arrivée à Conflans...      resterons dans l'attente d'une prochaine cargaison »

 

un peuple d'allants et venants,

le mouvement du fleuve

à la fois précipité et lent,

incertain et pourtant entraîné par le destin

d'un seul lit, l'écume

parle elle aussi

certains jours d'hiver,

 

je suis debout sur la berge

à interroger les mouettes

qui passent et repassent

d'une rive à l'autre,

suis-je moi-même

de cette seule rive,

je me souviens d'allers et retours,

de passages sur les fleuves d'Europe,

Seine, Vlatva, Rhône, Danube,

et Garonne, Pô,

et surtout le Rhin

qui partout en Allemagne

se jette dans l'océan,

 

je te regarde      tu es jeune      tu as la figure blanche et le pas hésitant      tu restes là de longues heures attablé      sans dire un mot      fumant quelquefois qui es-tu      qui me le dira      si personne ne te connaît et pourtant      tu es d'ici          toi que je dévisage aujourd'hui premier client de l'après-midi

 

des femmes sur les péniches

attachent leur linge,

il fait froid et le vent souffle,

« un bon temps pour partir »

me murmure une voix inconnue,

cri d'une mouette,

passage d'une péniche lourde de gravier

sur le Neckar non loin de Heidelberg

où le fleuve s'est élargi,

je cherche le souffle

de cette immense déambulation fluviale,

 

je suis avec toi     je parcours avec toi les chemins les chemins de halage      aujourd'hui soigneusement rénovés      c'est-à-dire bétonnés     mais tu brûles ces apparences de modernité      tu te moques de cet aujourd'hui     assoupi      tu parles aux mouettes plutôt qu'aux arpenteurs de la mairie      soucieux d'image, de confort et de loisirs      pour les retraités

 

sirène du cargo,

mais les péniches se taisent

obstinément,

longtemps amarrées elles partent un jour en silence

et reviennent toujours en silence,

ne prévenant pas,

n'avertissant pas,

glissant simplement sur les eaux du fleuve,

faisant un peu d'écume et quelques vagues.

 

 

Laurent Margantin est un auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne (www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour /3 (éditions Œuvres ouvertes

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posted by Lucien Suel at 07:15