Venir au vent (III) par Laurent Margantin
AU CONFLUENT
I
Murmures de la marée,
non,
avancée du fleuve, chute, éveil des flots
frottant les coques des péniches amarrées,
ce sont des centaines, endormies revenues il y a longtemps d'un obscur voyage à travers le continent rayant la carte d'Europe en tous sens les bateliers seuls se souviennent encore enfermés dans la froidure de l'hiver
mais il faut à Conflans allants et venants
dit la parole ancienne,
il faut des traversées et des passages,
il faut des visages endoloris par le voyage
et heureux de leur ancienne douleur,
il faut de ces hommes qui ne sont pas restés,
qui n'ont pas eu la patience
des notaires et des boulangers,
nous sommes seuls tous ensemble nous formons un peuple de solitaires seuls à déambuler écoutant voyant à peine respirant parlant comme des fantômes qui ne s'écoutent même pas parler ensoleillement de la terrasse ma seule joie revenu ici un soir d'octobre le 27 de l'année 1982 jour où j'achevai notre carnet de bord à cette date il dit «arrivée à Conflans... resterons dans l'attente d'une prochaine cargaison »
un peuple d'allants et venants,
le mouvement du fleuve
à la fois précipité et lent,
incertain et pourtant entraîné par le destin
d'un seul lit, l'écume
parle elle aussi
certains jours d'hiver,
je suis debout sur la berge
à interroger les mouettes
qui passent et repassent
d'une rive à l'autre,
suis-je moi-même
de cette seule rive,
je me souviens d'allers et retours,
de passages sur les fleuves d'Europe,
Seine, Vlatva, Rhône, Danube,
et Garonne, Pô,
et surtout le Rhin
qui partout en Allemagne
se jette dans l'océan,
je te regarde tu es jeune tu as la figure blanche et le pas hésitant tu restes là de longues heures attablé sans dire un mot fumant quelquefois qui es-tu qui me le dira si personne ne te connaît et pourtant tu es d'ici toi que je dévisage aujourd'hui premier client de l'après-midi
des femmes sur les péniches
attachent leur linge,
il fait froid et le vent souffle,
« un bon temps pour partir »
me murmure une voix inconnue,
cri d'une mouette,
passage d'une péniche lourde de gravier
sur le Neckar non loin de Heidelberg
où le fleuve s'est élargi,
je cherche le souffle
de cette immense déambulation fluviale,
je suis avec toi je parcours avec toi les chemins les chemins de halage aujourd'hui soigneusement rénovés c'est-à-dire bétonnés mais tu brûles ces apparences de modernité tu te moques de cet aujourd'hui assoupi tu parles aux mouettes plutôt qu'aux arpenteurs de la mairie soucieux d'image, de confort et de loisirs pour les retraités
sirène du cargo,
mais les péniches se taisent
obstinément,
longtemps amarrées elles partent un jour en silence
et reviennent toujours en silence,
ne prévenant pas,
n'avertissant pas,
glissant simplement sur les eaux du fleuve,
faisant un peu d'écume et quelques vagues.
Laurent Margantin est un
auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux
îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions
Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis
plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne
(www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour /3
(éditions Œuvres ouvertes
Libellés : Invité du Silo, Laurent Margantin, Poésie, Venir au vent
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