Nous publions une dernière chronique de Mauricette Beaussart, notre amie et dorénavant contributrice de ce blog, en charge de l'Anthoveaulogie. Cet article a été publié en février 1988 dans le n° 45 du Dépli Amoureux. Mauricette y rend compte à sa façon de la parution de n° 3 de L'Invention de la Picardie, la revue d'Ivar Ch'Vavar.
VAPEURS
D'abord, le cochon est assommé brutalement d'un coup de masse sur le haut du crâne. Dès qu'il touche le sol, le tueur lui entoure le groin du bras gauche en lui relevant la tête et, de la main droite, lui plonge le couteau dans la gorge. Le sang jaillit. En quelques secondes, l'animal meurt. Le tueur et son aide le traînent un peu plus loin, éventrent un ballot de paille et entourent la bête d'un cocon de fétus. Bientôt le bûcher est allumé, les flammes montent, les soies se carbonisent. Après la purification par le feu, le tueur et son aide installent le cadavre sur une porte d'étable dégondée et posée sur le sol. Ils jettent de grands seaux d'eau sur la bête et, armés d'une râpe confectionnée avec une boîte de pilchards percée de trous, frottent avec acharnement la couenne jusqu'à ce qu'elle soit rose et glabre. Après l'arrachage des ongles, deux crochets sont passés dans les tendons des pattes arrière et fixés sur le haut de la porte que l'on redresse pour l'appuyer sur le mur de l’étable. L'animal est un mort bien propre suspendu la tête en bas. Le tueur reprend son couteau et commence à fendre de haut en bas la peau du ventre qui se déchire en même temps sous la pression du paquet de viscères. Alors, le ventre est béant, la fumée des boyaux s'éleve vers le ciel et les yeux s'émerveillent face aux nacres blanches et bleues de ces intestins dévoilés, les narines palpitent en humant l'odeur encore vivante de ces tripes qui glissent les unes sur les autres vers le baquet qui les reçoit. Les mains se réchauffent dans la douceur de ces intestins amoncelés, grouillant d'une éphémère vie jusqu'à ce que le froid de la mort les saisisse, que la vapeur ne s'élève plus, que ce cochon ne soit plus qu'une carcasse de viande qu'on laissera reposer dans une pièce fraîche avant de la découper en rôtis, rouelles, côtelettes, croisure de lard et autres jambons... J'ai vécu tout ceci quand j'étais petite et que, deux fois par an, on tuait un cochon à la maison. Maintenant, cette époque est révolue et j'achète mon bol de tripes froides dans un supermarché climatisé.
Si je vous parle de ceci, c'est à cause de cette revue qui s'appelle L'INVENTION DE LA PICARDIE, et dont le n°3 vient de paraître. Y plongeant les mains et les yeux, je sens le sang qui pulse, le cheminement de la nourriture dans le ventre, la matière mystique qui se contorsionne dans les circonvolutions de la cervelle blanche et bleue. La couverture est glacée, avec une illustration zen campagnarde représentant un couvercle de bois trouvé sur la plage de Berck, et pyrogravé d'idéogrammes. Ce couvercle me rappelle immanquablement les lieux de mon enfance, le réduit où je m'isolais pour rêver en paix dans l'odeur ammoniacale des murs blanchis au crésyl. Sous ce couvercle, 100 pages de littérature dense, chargée de toute l'histoire, de toutes les émotions, de tous les possibles. Un véritable défi au temps qui passe, à l'acheminement vers la mort.
Après un éditorial roboratif de Riquier Carette qui met un point final à toute controverse de style régionaliste en affirmant le caractère continental et même universel de L'INVENTION DE LA PICARDIE, la revue débute par un Candélabre pour Benoît ; après Paul Verlaine, après Germain Nouveau, Lucien Suel, à son tour, rend hommage à Benoît Labre, ce mystique pouilleux, ce punk du XVIIIème siècle qui parcourut toute l'Europe à pied, en mendiant et en priant, refusant complètement les valeurs de son époque, préférant sans doute la Lumière aux Lumières ! Annie Wallois écrit, en fin de revue, une très importante note de lecture à propos de l'ouvrage qu'André Dhôtel a consacré à Saint Benoît-Joseph Labre ; ainsi, ce personnage, né en Artois, trouve une place de choix dans ce n°3 de L'INVENTION DE LA PICARDIE. La Bibliothèque Picarde de L'Invention présente Edouard Paris (1814-1874), responsable d'une traduction de l'Evangile selon Saint Matthieu en picard. C'est saisissant. C’est de la poésie sonore à vous donner la chair de poule : l'expression « K'ô ll'ahok a inn krouè ! » présente un aspect terrifiant que ne possède pas l'invective française «Qu'on le crucifie ! », c'est une originalité de L'INVENTION DE LA PICARDIE d'exhumer régulièrement de ces curiosités littéraires. Il est ainsi réconfortant de voir la revue présenter un dossier conséquent sur le poète René Ghil, né à Tourcoing en 1882. C'est une injustice de l'histoire que ce poète, l'égal de Mallarmé, soit tombé dans la fosse d'oubli alors que son oeuvre est d'une richesse théorique, musicale et poétique incomparable.
Mais L'INVENTION DE LA PICARDIE est aussi dédiée à la poésie contemporaine et présente dans ce n° 3 de nouveaux textes du triumvirat fondateur (je n'ose plus employer l'expression «tripode primordial») : Ivar Ch'Vavar, Martial Lengellé, FIip-Donald Tyètdégvau (alias Konrad Schmitt). Mise à part la présentation d'un chantier en cours à propos de Jouve (né à Arras voici un siècle), Ivar Ch'Vavar ne signe dans ce numéro que des textes en collaboration, l'un avec Tyètdégvau, intitulé Steenvoorde Hi-Fi qui correspond bien à ce que nos deux poètes appellent le Mouvement pour un Punkisme Erémitique et Rural, et le second avec Ghislain Biblocque L'odeur de la jeune fille qui est un hommage ému et désabusé à Yvonne de Calais, l'héroïne du Grand Meaulnes. Ghislain Biblocque, dans la suite Schmitt chez lui produit une série de courts poèmes à l'imagerie d'une précision chirurgicale. F. D. Tyètdégvau publie la suite de Fragment Berckois dans lequel l'ingurgitation d'une boîte de cassoulet et d'un litre de vin sont l'occasion d'un morceau de poésie charnue et stupéfiante. Le même, sous le nom de Konrad Schmitt, propose dans la série La Libidoche, des textes horriblement poétiques dans lesquels la scatologie, la coprophilie et autres joyeusetés sont transcendées dans un flot verbal charriant des images et des déchets d'images étonnants. Martial Lengellé continue ses expériences sur une nouvelle métrique, une nouvelle versification avec Canard à la Bibliothèque, un texte d'esprit maldororien sur d'autres êtres ailés. Dans le baquet, je repère encore les Huit rêves d'Emmanuel Derche, tournant autour des églises noires dans des cimetières humides, la critique des Pages choisies d'Evelyne « Salope » Nourtier par Adrienne Vérove, et une pertinente note de lecture à propos de La Philosophie éternelle de Huxley par Marie-Adjite Desesquelles.
Voilà donc une revue à propos de laquelle viennent sous la plume (ou la tête d'imprimante) des mots comme : punk, boyaux, surréaliste, odeur, évangile, pinard, boue, mystique, stupeur, étonnant ; oui, étonnante, L'INVENTION DE LA PICARDIE, une revue étonnante et parfaite, donc admirable.
Mauricette Beaussart