Au port de santa teresa
V
Arrivé au port de Santa Teresa
à la
pointe nord de la Sardaigne
une curieuse et immense fatigue m'enveloppa
fatigue de bout du monde
il fait chaud dans cette chambre
un papillon de nuit est collé à la lampe du plafond
Tchouang-tseu peut-être
qui sait
tu aurais bien envie d'envoyer quelques assiettes
voltiger par la fenêtre
leurs bris continuer vos éclats de rire
présent infini de ce monde nocturne
où l'éveil est au maximum
malgré l'envie de s'allonger par terre
pour
dormir et dormir encore
des heures à regarder les vagues
ici et ailleurs
terre emportée par leurs mouvements
que je lis même à la surface de la roche
lignes d'un monde inconnu
qui est aussi celui de l'esprit
où allais-tu, Pythéas?
tu ne le savais pas toi-même
il faut saisir cette musique
qui articule l'univers de nos songes
d'eux à nous continue un même rythme
très ancien et qui se renouvelle toujours
je lis le journal qui raconte
qu'à l'origine des temps
selon une antique légende
les Indiens Navajos abusaient du jeu
les uns voulant jouer la nuit
les autres le jour
et qu'aucun n'ayant gagné
à présent
le jour alterne avec la nuit
eaux gonflées de la mer
et replis
de la mémoire
méandres
de l'esprit
et surgit soudain la clarté du monde
il fait nuit et jour
en même temps, en cet instant
obscurité et lumière se mêlent
comme sur cette côte où j'accédai
au dernier village qui s'appelait Å
grand a surmonté d'un cercle
que je dus traverser longeant un lac
et puis faisant l'ascension d'une montagne à pic
chaussé de misérables tennis
sur la crête je découvris l'autre versant
et le bout de l'île
des heures j'attendais le nuit qui ne venait pas
minuit absolument solaire
et ici à Santa Teresa
comme là-bas, les vagues s’éveillent
les flots se délivrent de leurs mauvais plis
éclatent contre la roche jour violent
jour clair
je ne saurai plus dormir
à force
de parcourir ces côtes toujours lumineuses
je me tairai sans me taire
vous verrez mes bras se mouvoir
et parler encore malgré moi de cette aurore
un monde s'ouvrir toujours
mime de l'espace infini
embrassant le présent éclos
immense fatigue
veille sans fin
les vagues s'étendent et se mêlent
s'étendent
et se mêlent.
Laurent Margantin est un
auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux
îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions
Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis
plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne
(www.journalkafka.com). Dernière publication : Les
Carnets du nouveau jour /3 (éditions Œuvres ouvertes)
Libellés : Invité du Silo, Laurent Margantin, Poésie, Venir au vent