L’ombre du onze septembre porte un turban
multicolore avec des étoiles blanches sur fond bleu ; elle flotte en haut
d’une hampe verte.
L’ombre du onze septembre est un croissant
chaud dont le grondement dans le ciel fait vibrer les nuages et se taire
le tonnerre.
L’ombre du onze septembre est plus prégnante
que le souvenir d’Hiroshima, et le devoir de mémoire n’a pas d’effet sur elle.
L’ombre du onze septembre est un tapis de
forteresses volantes déroulé de la Seine au Rhin entre Octeville et
Arnheim ; son histoire n’est que méandres.
L’ombre du onze septembre est une moquette de
B52 volant au dessus de Dusseldorf, de Dresde, de Haiphong, un cauchemar que
nul ne veut plus revoir.
L’ombre du onze septembre est le souvenir glorieux
d’un désespoir collectif, la poussière qu’on mord, les enfants éventrés, les
corps mutilés qui se consument, la chaux des gravats qui empoisonne les
poumons, j’étouffe, le béton qui broie les membres et les poitrines, en
surimpression sur la brume ocre tactile, et des éclairs dans l’obscurité, comme
des lunes qui s’effacent contre les rides d’un étang la nuit.
L’ombre du onze septembre est l’explosion d’un
kamikaze sur un marché oriental, le visage blême du tueur fanatique affublé
d’une barbe noire qui lui mange les joues, le visage ravagé par la haine de
celui qui a vu son enfant mourir, le visage soucieux des autorités, le visage
béat du lauréat du jeu télévisé, le visage du sportif, déformé par la grimace
d’effort qu’il convient d’afficher pour affirmer son image, le visage du
lobbyiste, avec sa fine moustache de traître, le visage assuré du spécialiste
qui ne doute jamais, le visage impavide du temps qui passe, chacun n’en voit
qu’un côté, le visage serein du bon côté des choses quand les soucis d’un soir
occultent tout le reste.
L’ombre du onze septembre est un sous-marin
nucléaire oublié sous les glaces du pôle, rodant dans un silence vert, un
silence qui résonne, ponctué de bips de distributeurs de monnaie à sec.
L’ombre du onze septembre est un soir, un soir
à Reischoffen ; on entendait les cavaliers charger, un bras, une jambe,
une tête, rouge, impair et manque au casino de Niederbronn.
L’ombre du onze septembre est une chenille qui
recommence, une danse des canards qui n’en finit pas, dans les circonvolutions
de la cervelle des cuirassiers fauchés en pleine charge au cœur des vignes.
L’ombre du onze septembre est une couverture de
drap militaire mi bleu horizon mi vert-de-gris, que des gardes tentent de
tendre sous le ciel en prévision du jour où il nous tombera sur la tête.
L’ombre du onze septembre est un store tiré sur
la terrasse pour protéger des radiations solaires les vieillards qui s’y
tiennent.
L’ombre du onze septembre est celle de
Zarathoustra qui descend de la montagne en chantant et embrasse sa grand-mère
en descendant.
L’ombre du onze septembre est un projet
marketing à gros budget ; le ministre apparaît sur l’écran, il a l’air
sans défense d’un bébé qui vient de naître, il gazouille et fait des bulles de
salive, on lui achèterait son quatre-heures chat en poche ; voyez, je suis
sans malice, je suis votre âme candide, votre cœur pur effarouché, je suis
vous ; je suis l’avenir radieux qui vous guette, j’éclaire votre chemin,
soyez sereins, ayez confiance : je réchaufferai vos vieux jours.
Mais malheur à ceux qui dérogent !
L’ombre du onze septembre est une serre faite
de panneaux de verre fumé qui abritent une sombre végétation d’angoisse et
d’inquiétude dont les volutes étouffent tout ce qui saille.
L’ombre du onze septembre est un vélum
d’éclairage urbain qui cache à nos yeux les étoiles du ciel ; chaque
matin, c’est la course, le train, la solitude et la fausse indifférence, c’est
un regard qui te juge dès que tu as le dos tourné, la crainte, la méfiance, une
façon de te jauger, de te classer, un regard en douce, le nez dans le journal,
une façon de ne pas t’accueillir, c’est un regard perdu à travers la vitre
derrière laquelle défilent le bocage, les bois aux arbres défeuillés, les
lignes électriques et un silence qui chuinte..
L’ombre du onze septembre est une épaisse
couche de feuilles mortes sous laquelle fermente un terreau de révolte.
Extrait de "La Rabidiade"
(c) 2012 Les Cahiers du Petit Curé