Prose du ver
"Prose du ver" : nouvelle écrite en 1991, publiée la même année par les frères Poincelet dans la collection "Histoires grotesques" chez Lune Produck, avec des illustrations de Dominique Leblanc.
Au-dessous de la ceinture, mon corps s’est desséché. La partie supérieure qui me permet encore de considérer l’existence, est coincée dans une fourche d’un pêcher rabougri. Je vais mourir dans l’espace aérien, à deux mètres du sol. Le sort est ironique.
J’avais identifié, près de la maison, un majestueux plant de datura. Je m’en étais préparé une importante décoction que j’avais goulûment absorbée. Je ne savais pas quel était mon animal-totem. La curiosité me poussait.
Je me tortillai un moment sur le sol, puis parvins à m’enfoncer sous une feuille de carton ondulé, détrempé par les récentes pluies. La fraîcheur de mon asile, la douceur de la terre meuble et le voisinage des cloportes m’enchantaient. Je me moulais entre deux rainures du carton dans la ténèbre protectrice. Mon occiput fouillait le sol spongieux, recherchait l’entrée de l’abdomen maternel. Je mâchais la terre arable, suçais les déchets organiques, filtrais les sels minéraux et les oligo-éléments. J’étais un boyau dans le boyau.
Soudain, la cuisante lumière du jour m’enveloppa. Je fus saisi par une main puissante. J’eus à peine le temps de me débattre que je tombai lourdement au fond d’une espèce de cuve en fer-blanc, au milieu d’un gluant amas de corps enchevêtrés. L’obscurité se fit et je sentis que l’on nous transportait. Les sensations que me produisait le contact de tous ces corps nus emmêlés, étaient enivrantes. Je me roulais au sein de la masse dans un état d’excitation incroyable. Glissant sur le mucus, humant la chaude humeur des chairs amalgamées, je manquai défaillir. Je me faufilais dans ces méandres, me vautrais dans cette fiévreuse promiscuité, accrue par les mouvements chaotiques que le déplacement donnait à la cuve. J’étais emporté. Le voyage de rêve se termina abruptement.
En pleine lumière, je me convulsais dans le poing d’un inconnu. Un ignoble harpon de métal s’enfonça dans mon intimité. Mes muscles meurtris furent sauvagement retroussés à l’intérieur de mon corps qui, par son poids, s’empala le long de la tige acérée. Une sourde souffrance irradia dans mon ventre. Le viol immonde n’épargna que le haut de mon corps. Désespérément, je secouais la tête. Mon persécuteur me lâcha et je me retrouvai pendu à cinquante centimètres du sol, dans le soleil. Le métal me brûlait l’intérieur. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais encore en vie, encore conscient.
Le filin qui me retenait se déplaça. Un mouvement rapide se fit vers le bas. Je vis avec terreur que j’étais maintenant suspendu au-dessus d’une étendue aquatique. Je n’avais pas eu le temps d’envisager le pire qu’il s’était produit. J’étais sous l’eau. Curieusement je ne m’étouffais pas. Ma situation était même moins désagréable. J’avais retrouvé une lumière moins violente, tamisée par la pellicule de lentilles qui recouvrait la surface de l’eau. Je pesais moins sur le câble à cause de la poussée d’Archimède, et la fraîcheur de l’élément liquide était bienfaisante à mes chairs tuméfiées par le pal.
Je commençais à m’habituer à l’idée d’une jouissance possible quand la gueule monstrueuse d’une tanche s’approcha de moi. Je tentais ridiculement de détourner mon visage, mais le mufle patibulaire me suivait continuellement. Je me laissai aller. Le museau humide s’approcha. Les lèvres de la créature se fermèrent autour de ma tête raidie. Une sensation de chaleur me saisit et la tanche recula doucement en gardant la bouche fermée. Ce massage inattendu me fit un bien extrême, d’autant que la bête recommença plusieurs fois son manège, me gobant de plus en plus profondément. Chaque fois que ses lèvres m’engloutissaient, je me forçais à l’immobilité, et même à une certaine rigidité, pour apprécier davantage la douceur du traitement.
A un moment, la tanche essaya de m’entraîner plus bas, vers le fond vaseux. Une douleur fulgurante me traversa. Je fus brutalement arraché à l’étreinte buccale. Je jaillis hors de l’eau à toute vitesse, entraîné par le câble. Je décrivis un grand arc de cercle et tombai dans les branches de ce pêcher riverain.
Extrême était la souffrance qui me taraudait l’intestin. Des cris furieux m’assourdissaient. Des jurons innombrables faisaient vibrer l’air. Puis le silence revint. Mon ventre s’était déchiré. Le harpon d’acier s’était détaché.
J’avais retrouvé une certaine liberté. Mais à quel prix ? Mon intégrité physique avait été bafouée. Je ne maîtrisais plus mes fonctions digestives. Et surtout, j’étais loin au-dessus du sol, incapable de rejoindre ma terre. Le soleil, heureusement, cautérisait mes blessures.
Depuis des heures, je suis là, à demi-desséché, complètement hébété. C’est un forficule qui me montre le chemin de la vie, me donne l’illumination. En le voyant s’extirper d’une pêche à moitié mûre, je comprends où est mon salut. Je me traîne au bord d’une craquelure du fruit, me glisse péniblement à l’intérieur. Je retrouve l’humidité, l’obscurité et la nourriture. La vie est belle. Le ver est dans le fruit.
J’avais identifié, près de la maison, un majestueux plant de datura. Je m’en étais préparé une importante décoction que j’avais goulûment absorbée. Je ne savais pas quel était mon animal-totem. La curiosité me poussait.
Je me tortillai un moment sur le sol, puis parvins à m’enfoncer sous une feuille de carton ondulé, détrempé par les récentes pluies. La fraîcheur de mon asile, la douceur de la terre meuble et le voisinage des cloportes m’enchantaient. Je me moulais entre deux rainures du carton dans la ténèbre protectrice. Mon occiput fouillait le sol spongieux, recherchait l’entrée de l’abdomen maternel. Je mâchais la terre arable, suçais les déchets organiques, filtrais les sels minéraux et les oligo-éléments. J’étais un boyau dans le boyau.
Soudain, la cuisante lumière du jour m’enveloppa. Je fus saisi par une main puissante. J’eus à peine le temps de me débattre que je tombai lourdement au fond d’une espèce de cuve en fer-blanc, au milieu d’un gluant amas de corps enchevêtrés. L’obscurité se fit et je sentis que l’on nous transportait. Les sensations que me produisait le contact de tous ces corps nus emmêlés, étaient enivrantes. Je me roulais au sein de la masse dans un état d’excitation incroyable. Glissant sur le mucus, humant la chaude humeur des chairs amalgamées, je manquai défaillir. Je me faufilais dans ces méandres, me vautrais dans cette fiévreuse promiscuité, accrue par les mouvements chaotiques que le déplacement donnait à la cuve. J’étais emporté. Le voyage de rêve se termina abruptement.
En pleine lumière, je me convulsais dans le poing d’un inconnu. Un ignoble harpon de métal s’enfonça dans mon intimité. Mes muscles meurtris furent sauvagement retroussés à l’intérieur de mon corps qui, par son poids, s’empala le long de la tige acérée. Une sourde souffrance irradia dans mon ventre. Le viol immonde n’épargna que le haut de mon corps. Désespérément, je secouais la tête. Mon persécuteur me lâcha et je me retrouvai pendu à cinquante centimètres du sol, dans le soleil. Le métal me brûlait l’intérieur. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais encore en vie, encore conscient.
Le filin qui me retenait se déplaça. Un mouvement rapide se fit vers le bas. Je vis avec terreur que j’étais maintenant suspendu au-dessus d’une étendue aquatique. Je n’avais pas eu le temps d’envisager le pire qu’il s’était produit. J’étais sous l’eau. Curieusement je ne m’étouffais pas. Ma situation était même moins désagréable. J’avais retrouvé une lumière moins violente, tamisée par la pellicule de lentilles qui recouvrait la surface de l’eau. Je pesais moins sur le câble à cause de la poussée d’Archimède, et la fraîcheur de l’élément liquide était bienfaisante à mes chairs tuméfiées par le pal.
Je commençais à m’habituer à l’idée d’une jouissance possible quand la gueule monstrueuse d’une tanche s’approcha de moi. Je tentais ridiculement de détourner mon visage, mais le mufle patibulaire me suivait continuellement. Je me laissai aller. Le museau humide s’approcha. Les lèvres de la créature se fermèrent autour de ma tête raidie. Une sensation de chaleur me saisit et la tanche recula doucement en gardant la bouche fermée. Ce massage inattendu me fit un bien extrême, d’autant que la bête recommença plusieurs fois son manège, me gobant de plus en plus profondément. Chaque fois que ses lèvres m’engloutissaient, je me forçais à l’immobilité, et même à une certaine rigidité, pour apprécier davantage la douceur du traitement.
A un moment, la tanche essaya de m’entraîner plus bas, vers le fond vaseux. Une douleur fulgurante me traversa. Je fus brutalement arraché à l’étreinte buccale. Je jaillis hors de l’eau à toute vitesse, entraîné par le câble. Je décrivis un grand arc de cercle et tombai dans les branches de ce pêcher riverain.
Extrême était la souffrance qui me taraudait l’intestin. Des cris furieux m’assourdissaient. Des jurons innombrables faisaient vibrer l’air. Puis le silence revint. Mon ventre s’était déchiré. Le harpon d’acier s’était détaché.
J’avais retrouvé une certaine liberté. Mais à quel prix ? Mon intégrité physique avait été bafouée. Je ne maîtrisais plus mes fonctions digestives. Et surtout, j’étais loin au-dessus du sol, incapable de rejoindre ma terre. Le soleil, heureusement, cautérisait mes blessures.
Depuis des heures, je suis là, à demi-desséché, complètement hébété. C’est un forficule qui me montre le chemin de la vie, me donne l’illumination. En le voyant s’extirper d’une pêche à moitié mûre, je comprends où est mon salut. Je me traîne au bord d’une craquelure du fruit, me glisse péniblement à l’intérieur. Je retrouve l’humidité, l’obscurité et la nourriture. La vie est belle. Le ver est dans le fruit.
Lucien Suel
Libellés : Lucien Suel, Nouvelle