Fanny Hugues vient de soutenir une
thèse en sociologie à l'EHESS : Débrouilles rurales.
Les modestes économes au prisme de l'ethnographie ethnocomptable de leurs espaces domestiques.
Elle a participé à un débat publié dans le n° 215 (décembre
2024) du journal « La Décroissance ».
Voici sa réponse à la question : La
décroissance peut-elle être populaire ?
Ma thèse
porte sur les classes
populaires rurales : j'ai enquêté dans plusieurs départements,
auprès de personnes qui ont des
modes de vie très économes, décroissants, même s'ils n'utilisent pas les mots de « décroissance », de « sobriété », de « frugalité ».
Elles chauffent une seule
pièce, avec
du bois local, ont des
petits habitats qu'elles ont parfois autoconstruits, se déplacent peu, réparent
les objets, s'approvisionnent localement, ont un potager, bricolent, s'entraident
avec tes voisins, font attention à leur consommation d'énergie,
d'eau, prennent soin de la nature... J'ai
qualifié de tels modes de vie de
«
débrouilles rurales », caractérisées par des revenus faibles et d'importantes pratiques de subsistance.
Les modestes économes ont des manières
de penser, d'être, d'agir qui sont souvent issues de leur enfance, marquées par des conditions matérielles restreintes,
mais aussi par un sens moral. Ces personnes considèrent par exemple que c'est « mal » de jeter un objet
qu'on peut faire durer, ou encore de gaspiller des ressources
précieuses.
Leurs comportements économiques peuvent être
qualifiés d'ascétiques. Dans le sens où on achète le moins possible : parce
qu'on n'a pas beaucoup d'argent, mais aussi parce qu'on préfère recourir à ses
propres savoir-faire ou à ses relations d'entraide. Si je n'arrive pas à
réparer ma vieille voiture, je demande à des amis, à mon voisinage, et je
donne en échange. Ces sociabilités d'entraide s'entretiennent au quotidien, et
ce sont ces relations et ces compétences en grande partie acquises depuis
l'enfance qui font tenir ces modes de vie dans le temps.
Pendant le
confinement, il y avait cette vogue des classes supérieures qui cherchaient à
s'installer à la campagne : elles ont l'argent pour acheter une maison clé en
main, tout confort, font éventuellement un potager d'agrément ou du bricolage
le dimanche après-midi... Les modes de vie populaires que j'étudie ne s'en
tiennent pas à des « écogestes ». Les normes écologiques dominantes leur
semblent d'ailleurs souvent hors-sol, coupées des réalités des « gens du coin »,
autoritaires et stigmatisant les classes populaires : en matière de chauffage,
d'habitat, d'usage de la nature - quand des urbains voudraient laisser des
espaces « sauvages » en niant les pratiques de subsistance de celles et ceux
qui habitent sur place -, d'énergie - les terres agricoles bétonnées pour
l'installation de parcs photovoltaïques par exemple - ou de mobilité. La
voiture électrique leur paraît une distinction de « bobos », alors qu'eux n'ont
pas l'argent pour s'en payer une, et préfèrent les voitures non électronisées
plus facilement réparables. Les modestes économes soulignent que si on prend
en compte tout le processus de production, avec les minerais et les travailleurs
exploités à l'autre bout du monde, ce type de locomotion n'est absolument pas écologique.
Quand on parle de réinventer des pratiques sobres
aujourd'hui, il faudrait déjà reconnaître qu'elles existent chez les classes
populaires rurales, qu'il y a des enseignements à y puiser. La « débrouille »,
intrinsèquement, c'est le fait de bien s'en sortir. Avec tout ce que ça
charrie de fierté et d'estime de soi. Celles et ceux que j'ai appelés les «
modestes économes » n'aspirent pas à une ascension sociale, au modèle des
classes moyennes : travail salarié, pavillon périurbain, accès à davantage de
biens de consommation... « Ça me convient comme ça » : ils préfèrent reproduire
leur mode de vie sans forcément vouloir s'en émanciper, acceptent des formes
d'autonomie sous contrainte, s'en sortent avec peu de besoins et peu de
dépenses, sans chercher à gagner plus d'argent, en faisant avec les ressources
qu'ils trouvent sur place. Ces personnes, sans se dire « écolos », sans être militantes, incarnent une
écologie en actes dans leur quotidien, une écologie qui passe par le faire plutôt
que par le dire, sans se présenter comme des modèles mais en cherchant
toujours à mettre leurs pratiques en cohérence.
Fanny Hugues
Libellés : décroissance, Fanny Hugues