ACADEMIE 23 - Lucien Suel ISSN : 2262-8177 dix-huitième année
samedi 31 août 2024
Benoît-Joseph Labre (1748-1783)
CANDÉLABRE
POUR BENOÎT
Les
ossements de Benoît
brunissent
délicatement
dans
la cave romaine de
Sainte-Marie-des-Monts.
Seule
à avoir réintégré
le
village natal, celée
sous
le maître-autel de
l'église
d'Amettes, une
rotule
témoigne. Sur la
route
poussiéreuse bave
l'articulation
épuisée.
Les
sorciers démocrates
avaient
exalté le virus
du
travail, le laudanum
culturel,
le paillasson
de
l'ordre et la bougie
nauséeuse
de la raison.
Voici
Benoît Labre. Lui
sanctifie
l'oisiveté en
ce
siècle où la torture
machiniste
commence ses
ravages
dans les villes
anglaises
pour déferler
à
la fin sur la planète
dégradée.
Lui sanctifie
la
pauvreté en ce temps
où
l'infâme bourgeoisie
se
glorifie de la ponte
ininterrompue
d'abjects
objets
de consommation.
Lui
sanctifie l'errance
à
cette époque où enfle
l'arrogance
gélatineuse
du
moindre propriétaire
immobilier.
Lui, le Job
artésien,
qui sanctifie
la
crasse, la saleté et
la
pouillerie quand les
pommades
hygiéniques et
les
savons aromatiques,
les
lotions et les sels
de
bain ne parviendront
jamais
à dissimuler les
fétidités
scatologiques
émanant
de l'âme de ces
philistins
imperméables
à
la grâce et à la vive
lumière
du pur amour de
Jésus.
Voici Benoît, le
vagabond
absolu, le fou
de
Dieu, l'ermite sorti
de
l'Artois qui soulève
la
poussière des routes
de
l'Europe, qui saigne
des
genoux sur la dalle
froide
des sanctuaires.
Né
dans une mercerie de
village
et mort dans la
boucherie
de Zaccarelli
à
Rome, entre temps, il
aura,
pédestrement, été
le
voyageur déguenillé,
le
roi de la gyrovagie,
le
cul-terreux volatil,
le
paresseux persécuté,
le
poignant diététicien
des
captifs de Calabre,
le
trappiste itinérant,
le
rouquin lentigineux,
ou
le contemplatif zen.
Son
corps se délabrera,
carcasse
minée par trop
de
kilométrage. La peau
de
Benoît-Joseph tannée
par
la neige, la pluie,
le
soleil et l'angoisse
a
perdu l'éclairage pur
qui
était le sien quand
enfantin,
il trottinait
dans
la pâture en pente
qui
séparait la demeure
familiale
de l'église à
Amettes
sur la colline.
Quand
il suivait le fil
de
la Nave, en rentrant
de
Nédon, le soir, avec
la
tête levée vers Dieu
Le
Père scintillant sur
les
cumulus de janvier,
il
remuait les lèvres à
haute
voix, se récitant
le
rosaire, et le vent,
souffle
glacial et vif,
lui
jetait à l'oreille,
le
meuglement butyrique
des
vaches emprisonnées
pendant
l'hiver boréal.
Plus
tard, sur la route
de
Rome, à travers Jura
et
Alpes, il retrouvera
le
cri familier mêlé au
tintement
des clarines.
Il
pensera encore à son
travail
de vacher quand
la
peste faisait gicler
la
mort dans le village
d'Erin
où il étudiait à
se
démolir la cervelle,
les
sermons oratoriens.
.......................
Benoît-Joseph
Labre n'a
jamais
mûri de projets.
Il
n'a pas connu le gaz
homicide,
ni le bestial
endoctrinement
télévisé
par
satellite, la folie
meurtrière
programmée à
travers
l'espace, le dé
pipé
du vote universel.
Benoît-Joseph
Labre n'a
vécu
qu'au jour le jour
avec
foi, sans lois. Il
laisse
sa porte ouverte
au
dada mystique. Amen.
Lucien
Suel
Benoît-Joseph Labre né en 1748 à Amettes (Pas-de-Calais), mort à Rome en 1783, a été canonisé en 1881.
J'ai
composé ce poème en 1987 à la demande d'Ivar Ch'Vavar qui l'a publié
dans le n° 3 de sa revue "L'Invention de la Picardie". Cette colonne en
vers justifiés de 23 signes typographiques figure dans mon recueil
"Petite Ourse de la Pauvreté" disponible sur le site des éditions du
Dernier Télégramme.
Chapitre extrait de « Les
confessions d’un homme en trop » par
Alexandre Zinoviev, éditions Olivier Orban, 1990, traduit du
russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Réédité chez Gallimard dans la
collection folio/actuel en octobre 1991.
La zinoviega
Je suivais tous ces principes dans ma vie quotidienne. Pris
séparément, aucun d'entre eux ne me distinguait aux yeux des autres. Mais un
comportement systématique, se manifestant à travers tous mes actes, ne pouvait
échapper à l'attention de mon entourage. Certains de mes principes trouvèrent
son entière approbation. Je n'entrais en concurrence avec personne pour obtenir
un logement, une prime ou monter en grade. Je n'acceptais pas d'honoraires pour
mes ouvrages scientifiques écrits en dehors du plan de recherche. J'étais en
bons termes avec tout le monde. Je participais aux soirées entre amis. Je ne
jouais de mauvais tour à personne, je n'étais pas un lèche-bottes, n’écrivais
pas de délations. Je faisais volontiers des sacrifices en faveur d'autrui.
J'aidais mes proches et tous ceux qui demandaient mon aide. Je ne buvais plus,
mais je participais volontiers aux beuveries, allant même jusqu'à verser mon
écot. Je prenais la défense de ceux que l'on outrageait à tort. J'étais un
interlocuteur consommé et savais écouter les autres. Un tel comportement me
valait bonne réputation et provoquait le respect de mon entourage. J'avais
suffisamment de biens matériels et n'aspirais pas à en avoir davantage. J'avais
un cercle de connaissances étendu. J'avais des disciples et des élèves. J'avais
un accès illimité aux richesses de la culture. J'étais en bonne santé, gai,
entouré d'attentions. Il semblait que mon idéal de l'homme-Etat était proche de
sa réalisation.
Mais la dialectique de la vie réelle vint dire son mot fatal
: plus mon idéal s'approchait de son accomplissement, et plus il devenait
vulnérable aux attaques de l'extérieur.
Chapitre extrait de « Les
confessions d’un homme en trop » par
Alexandre Zinoviev, éditions Olivier Orban, 1990, traduit du
russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Réédité chez Gallimard dans la
collection folio/actuel en octobre 1991.
La zinoviega
L'homme est seul. C'est son état le plus pénible. La vie est
ainsi faite que les contacts avec autrui ne sont qu'extérieurs et fortuits,
sans pénétration mutuelle des âmes. On peut supporter toutes les souffrances,
sauf la solitude. Il n'y a pas de remède contre elle, pas d'exercices qui
aident à la surmonter. Une de ses formes est particulièrement grave : c'est
l'état d'un homme entouré de gens, libre dans le choix de ses connaissances,
mais qui ne trouve personne qui lui soit proche. La solitude de l'homme au
milieu de la foule est horrible. L'homme vit en permanence dans l'attente de sa
fin. Pas d'espoir, pas de lumière à l’horizon. Mon système apprend à l'homme à
éviter une telle expérience. C'est une prophylaxie de la solitude ou, plus
exactement, une préparation à la solitude en tant que bilan inévitable d'une
vie. Il apprend à l'affronter armé de pied en cap et à l'accueillir comme état
qui possède ses propres mérites : indépendance, insouciance, loisir de
contemplation, mépris des pertes, aptitude à mourir.
Il faut être toujours prêt à mourir. Il faut vivre chaque
jour comme s'il était le dernier. Essaie d'achever ta vie de sorte qu'il ne
reste rien après ta mort. Un petit héritage provoque moqueries et mépris. Un
gros engendre méchanceté et animosité des héritiers. Tu es venu au monde sans y
être appelé et tu partiras sans que l'on te pleure. N'envie pas ceux qui
restent : ils partageront le même sort, nous partirons tous, tôt ou tard, et
personne, jamais, ne saura ce que nous étions. Mieux vaut mourir encore en
bonne santé que plus tard malade. Les faibles s'accrochent à la vie. Les forts
sont plus facilement prêts à s'en séparer. Mieux vaut mourir sans en être
averti, soudainement, que regardant la mort en face et lentement. Heureux ceux
qui sont tués dans le dos !
Chapitre extrait de « Les
confessions d’un homme en trop » par
Alexandre Zinoviev, éditions Olivier Orban, 1990, traduit du
russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Réédité chez Gallimard dans la
collection folio/actuel en octobre 1991.
La zinoviega
Aie de la retenue à l'égard des femmes. Si tu peux éviter
une liaison, évite-la. Ne cède pas à la licence sexuelle généralisée. Garde une
attitude romantique envers l'amour malgré la trivialité de la réalité. Evite la
vulgarité, la frivolité, le cynisme, le langage ordurier. La pudeur et la
pureté donnent incomparablement plus de jouissances que les vilenies et les
vices.
Méprise tes ennemis. Fais semblant de ne pas remarquer leur
existence : ils ne sont pas dignes de ta lutte contre eux. Mais ne les aime en
aucun cas. Ils ne sont pas dignes de ton amour, non plus. Evite d'être leur
victime. Evite aussi qu'ils soient les tiennes. Ne les personnifie pas.
Considères-tu comme tes ennemis les mouches ou les moustiques qui te piquent ?
Vois en tes ennemis des mouches et des moustiques, des bactéries et des vers de
terre.
Sois un travailleur consciencieux et professionnel. Sois à
la hauteur de la culture de ton temps. Cela te protège dans une certaine mesure
et te donnera le sentiment intérieur d'avoir raison. Quant aux unions de toutes
sortes et aux actions collectives, évite-les. N'adhère pas aux partis ou aux
sectes.
Sois membre de la collectivité sans t'impliquer en elle. Ne
participe pas aux intrigues ni à la diffusion de rumeurs et de calomnies.
Essaie d'occuper une place indépendante, sans enfreindre tes principes. Ne fais
pas carrière. Si elle se fait malgré toi, arrête-la, car elle détruira ton âme.
Dans la création, ce n'est pas le succès, mais le résultat
qui importe. Si tu sens que tu n'es pas capable de créer quelque chose de
nouveau, d'important, cherche une autre application de tes forces. Ne cède pas
aux opinions de masse ni aux goûts et modes de masse. Forge tes propres goûts
et opinions.
Ne fais rien d'illégal. Ne participe pas aux jeux et
spectacles du pouvoir. Ignore le côté officiel des choses. N'entre pas en
conflit avec les autorités mais ne leur cède pas non plus. Ne déifie le pouvoir
en aucun cas. Les autorités ne sont pas dignes de confiance, même quand elles
s'efforcent de dire la vérité et de faire le bien. Leur nature sociale les
pousse fatalement à mentir et à faire le mal. Ignore l'idéologie officielle.
Toute attention pour elle la renforce.
Ne sois pas malade. Guéris-toi toi-même. Evite médecins et
médicaments. Fais régulièrement de la gymnastique, mais avec modération. L'excès
y est aussi nuisible que le manque. Le mieux, c'est d'élaborer un système
d'exercices que tu puisses faire à tout moment et dans n'importe quelles
conditions. Fais ces exercices-là chaque jour. Si tu veux garder ton corps
jeune, soucie-toi de la jeunesse d'esprit. On peut retarder le vieillissement
physique jusqu'aux ultimes années de sa vie. Et on peut garder la jeunesse de
l'esprit jusqu'à la dernière seconde. On peut construire sa vie de telle façon
que le vieillissement physique arrive comme un phénomène naturel, sans
provoquer l'effroi de la vieillesse et de la mort. Ce qui importe n'est pas le
nombre d'années vécues mais la sensation de vivre une longue vie. Seule la vie
intérieure riche donne la sensation d'une longue vie biologique.
Chapitre extrait de « Les
confessions d’un homme en trop » par
Alexandre Zinoviev, éditions Olivier Orban, 1990, traduit du
russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Réédité chez Gallimard dans la
collection folio/actuel en octobre 1991.
La zinoviega
N'agis pas au nom des autres. Pense aux conséquences de tes
actes pour les autres : tu en es responsable. Les bonnes intentions ne
justifient pas les mauvaises conséquences de tes actes, de même les bonnes
conséquences ne justifient pas les intentions mauvaises.
Le corps estrongépar desmicrobes invisibles. L'âme est rongée par de
menus soucis et émotions. Ne permets pas aux vétilles de la vie de s'emparer de
ton âme.
Ne compte jamais sur l'appréciation objective de tes actes :
elle n'existe pas. Les gens jugent ton comportement selon leurs intérêts et
leur vision du monde. Les gens sont différents. Le même acte peut être bon pour
les uns et mauvais pour les autres. Lorsqu'ils jugent les actes d'autrui, les
gens ne sont jamais au courant de toutes les circonstances. N'oublie pas qu'il
existe aussi des mensonges et des calomnies prémédités et que les gens ont
tendance à idéaliser leurs idoles. Sache donc que tu vis et mourras incompris
des autres. C'est la loi générale. Et toutes les « injustices » qu'on t'aura
faites seront corrigées par la mort et l'oubli.
L'homme qui n'a aucun contrôle intérieur et extérieur de son
comportement est capable de bassesse envers son prochain. Il n'est limité que
par les autres. Par des efforts communs, les gens inventent des systèmes de
limites sous forme de coutumes, du droit, de la religion et de la morale. Mais
ces limites ne sont jamais absolues.
Au cœur du meilleur des hommes, il y a toujours un salaud
qui peut remonter à la surface si le contrôle intérieur ou extérieur
s'affaiblit. On ne peut donc se confier à personne. On peut toujours te tromper
ou te jouer un mauvais tour. Cela concerne surtout tes proches : ils peuvent t'assener
des coups particulièrement durs car tu ne t'y attends pas. Les ennemis de l'homme,
disait Jésus, sont ses proches.
On ne peut se contenter de faire confiance aux gens. Il faut
les placer dans des conditions telles qu'ils feront ce dont tu as besoin, non
pour toi mais pour eux-mêmes. Evite les situations où tu risques d'être trompé.
Attache-toi avec modération aux autres pour que la désillusion ne soit pas
catastrophique.
Chapitre extrait de « Les
confessions d’un homme en trop » par
Alexandre Zinoviev, éditions Olivier Orban, 1990, traduit du
russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Réédité chez Gallimard dans la
collection folio/actuel en octobre 1991.
La zinoviega
L'aspiration aux plaisirs est une maladie typique de notre
temps. Résiste à ce fléau et tu comprendras que la vraie jouissance se trouve
dans le simple fait de vivre. Pour cela, il faut de la simplicité, de la
clarté, de la modération et de la santé morale, qualités les plus simples qui
deviennent rarissimes à notre époque. Pour la plupart des Soviétiques, la vie
quotidienne indigente et la pénurie de tout ce qui fait plaisir est une réalité
incontournable. Il faut penser à s'accommoder à cette vie et à trouver des
compensations. Le seul moyen pour cela (si l'objectif de l'existence n'est pas
la lutte pour le bien-être matériel) est de développer la spiritualité et les
échanges spirituels. C'est vrai que l'homme aspire au bonheur. Mais le bonheur
sans bornes et hors de tout contrôle de soi n'existe pas. Le bonheur ne peut
être que la récompense de la modération et le résultat du contrôle de soi. Si
tu te limites dans la vie quotidienne, ton ego
se tournera vers un autre horizon. Ce n’est que là que le bonheur est possible.
Autrement, ce n’est qu’une brève et éphémère illusion. La satisfaction naît de
la victoire sur les circonstances. Mais le bonheur est le résultat de la
victoire sur soi-même.
Je reconnais dans chaque être un Etat souverain, comme
moi-même, indépendamment de sa situation sociale, de son âge, de son sexe ou de
son niveau d'éducation. Mon attitude à l'égard des gens ne dépend ni de leur
rang, ni de leur richesse, ni de leur notoriété, ni de leur utilité pour moi.
Ce qui m'importe, c'est le degré de développement de leur âme et de leur
personnalité.
J'adopte donc les principes suivants : Préserve ta dignité.
Tiens-toi à distance des autres. Garde un comportement indépendant. Sois
respectueux envers les autres et tolérant pour leurs faiblesses. Ne t'abaisse
pas, ne fais pas de la lèche, quoi qu'il puisse t'en coûter. Ne traite personne
de haut, même les nullités qui ne mériteraient que mépris. Appelle le génie,
génie et le héros, héros. Ne magnifie pas les hommes de rien. Ne te rapproche
pas des carriéristes, des intrigants, des calomniateurs et autres gens de peu.
Discute, mais ne dispute pas. Parle, mais ne pérore pas. Explique, mais ne fais
pas la propagande. Ne réponds pas si l'on ne te l'a pas demandé. Si on le fait,
ne réponds que sur la question posée. N'attire pas l'attention. Si tu peux te
passer de l'aide d'autrui, fais-le. N'impose pas ton aide. N'aie pas de
relations trop proches avec les gens. Ne tente pas de pénétrer dans l'âme
d'autrui et ne laisse personne pénétrer dans la tienne. Promets si tu es sûr de
pouvoir tenir ta promesse. Si tu as promis, tiens ta promesse à tout prix.
N'échafaude ni intrigues ni ruses. Ne sermonne pas. Ne te réjouis pas des
malheurs d'autrui. Dans la lutte, donne l'avantage à l'adversaire. Ne crée
d'obstacles à personne. Ne fais ni compétition ni concurrence. Choisis le
chemin qui est libre ou que les autres n'empruntent pas. Avance le plus loin
possible sur ce chemin. Et si d'autres empruntent la même voie, abandonne-la :
pour toi, c'est une fausse direction. La vérité n'est exprimée que par les
solitaires. Si de nombreuses personnes partagent tes convictions, cela signifie
qu'il y a dedans un mensonge idéologique qui les arrange. Si tu as à choisir
entre « être » et « paraître », donne la préférence au premier. Ne cède pas à
l'ivresse de la gloire ou de la notoriété. Il vaut mieux être sous-estimé que
surestimé. Rappelle-toi qui te juge et qui t'apprécie. Mieux vaut avoir un seul
admirateur sincère et à ta hauteur que des milliers de faux adulateurs.
Ne force pas les autres. Contraindre les autres n'est pas
une marque de volonté. Seule la contrainte de soi-même l'est. Mais ne permets
pas aux autres de te contraindre. Résiste à la force supérieure par tous les
moyens.
Accuse-toi de tout. Si tes enfants ont grandi cruels, c'est
toi qui les as élevés ainsi. Si ton ami t'a trahi, c'est toi qui es coupable de
t'être confié à lui. Si ta femme t’a trompé, c'est toi qui as rendu possible
son infidélité.
Si le pouvoir t'opprime, tu es coupable d'avoir contribué à
sa puissance.
Chapitre extrait de « Les
confessions d’un homme en trop » par
Alexandre Zinoviev, éditions Olivier Orban, 1990, traduit du
russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain. Réédité chez Gallimard dans la
collection folio/actuel en octobre 1991.
La zinoviega
Ce qui précède concernait l'aspect intellectuel de mon Etat.
Pour l'aspect extérieur, je me suis bâti un système de règles du comportement.
Mes élèves, en plaisantant, ont appelé ce système la « zinoviega ».
J'ai créé la zinoviega pour mon usage personnel. Il m’arrivait
parfois d'en parler à mes amis. Généralement, cela provoquait des rires, mais
quelques-uns de mes interlocuteurs l'ont prise au sérieux et se sont même mis à
la pratiquer. J'ai exposé certains de ses .éléments dans plusieurs de mes
livres. Dans Va au Golgotha, je l'ai
appelé le « laptisme » ou l'« ivanisme » du nom de mon héros, Ivan Laptev.
Naturellement, mon enseignement y est exposé sous une forme littéraire et avec
de nombreuses additions qui ne faisaient pas partie de ma doctrine personnelle.
Ma zinoviega ressemble aux formes connues de certaines
religions, christianisme et bouddhisme surtout, sauf qu'elle a été conçue pour
un homme cultivé de la seconde moitié du xx° siècle qui a grandi dans une société
athée. En outre, elle n'était pas destinée à justifier le repli sur soi-même.
Elle est à l'usage d'un homme qui vit normalement dans la société soviétique et
se trouve obligé de travailler au sein d'un collectif, de remplir les
obligations de son service et ses devoirs sociaux, d'avoir des confrontations
avec ses supérieurs, d'utiliser les transports en commun, de faire des queues
et d'avoir des relations de famille et des amis. Mon héros littéraire Ivan
Laptev définit ainsi la zinoviega : comment être saint sans se priver de la vie
pécheresse, comment vivre dans le marécage de notre société de telle sorte qu'elle
recule à l'arrière-plan de votre conscience et qu'au premier plan apparaisse
notre monde intérieur avec ses propres critères et valeurs qui trouveraient
leur concrétisation dans nos actes.
Voici quelques principes de ma zinoviega :
Je rejette l'aspiration au bien-être matériel mais je n’en
fais pas un refus catégorique. La société contemporaine abonde de séductions.
Mais elle crée simultanément la possibilité de se contenter de peu et d'avoir
tout sans posséder rien.
Mieux vaut ne rien avoir que de perdre tout. Il faut
instruire sa vie de telle façon que l'on puisse avoir sans posséder. Apprends à
perdre. Apprends à justifier ta perte et à trouver une compensation. N'achète
pas ce dont tu peux te passer.
Chronique récente : par Evlyne-Lerautsur le blog "L'élégance des livres" «
Rivière », vibrant et émouvant, dans cette ampleur littéraire
essentialiste. Le grondement de la vie-même, un torrent qui dévale des
vallées éphémérides. L’horizon sans fin, les méandres frappent les
pierres gorgées d’eau. Ce texte de Lucien Suel, puissamment fluvial,
rassemble l’étymologie de ce mot : rivière [...]
Invité dans le cadre de l'exposition "L'Appel du Large", rétrospective consacrée à l’œuvre de Gérard Duchêne au LAAC (Lieu d'Art et Action Contemporaine) de Dunkerque, j'y donnerai une performance intitulée "POÉSIE EXPRESS SONORE & VI.SUEL.LE" le dimanche 5 mai 2024, à 16 h.
Pour accompagner les traces de pas laissées par l'artiste sur les plages du Nord, je lirai des poèmes choisis et montrerai au public sept de mes poèmes express agrandis et reproduits sur des bâches.
L'entrée est gratuite et il sera possible de visiter l'exposition une heure avant ma prestation.
Programme de la lecture :
1 Lame la lame lame la mer + Poème express n° 769
2 Tango Romeo Oscar Uniform (T.R.O.U.) + Poème express n°359
3 Les Champs de la Nuit + Poème express n°513
4 D 341 Chaussée Brunehaut + Poème express n°536
5 Ossuaire + Poème express n°597
6 Mer du Nord + Poème express n°776
7 Des Bruits dans les Bois (poème de Jack Kerouac, traduction L. Suel) + Poème express n°631
Mes textes sont extraits de quatre recueils "Je suis debout" et "Ni bruit ni fureur" (Éditions de La Table Ronde), "Nous ne sommes pas morts" et "Arithmomania" (Éditions du Dernier Télégramme). Le texte de Jack Kerouac est extrait du "Livre des esquisses" (La Table Ronde).
"Plage de Berck" est un poème inédit écrit en 2022 d'après un tableau de Ludovic-Napoléon Lepic peint en 1877. Une première lecture de ce poème a été présentée le 25 novembre 2022 au Palais des Beaux-Arts de Lille, face au tableau.
J'ai donné une deuxième lecture publique de "Plage de Berck" le 22 mars 2024 dans la salle Georges-Conchon à Clermont-Ferrand à l'invitation de la 37ème Semaine de la Poésie. Ci-dessous, la vidéo de ma lecture (17 mn).
La
Plage de Berck
vaste étendue de sable mêlé de coquillages
- sur le rivage
un homme assis sur un pliant
dessine le ciel qui
commence à s’assombrir
silence profond - quelques ronds
concentriques troublent la surface des eaux -
les gouttes de pluie deviennent vite
un déluge - l’artiste court -
trempé jusqu’aux os
des nuées d’orage roulent - masse
sombre au-dessus du flot furieux -
le vent commence à siffler sous
un ciel de plomb -
strié de noir
l’eau bouillonne entre les bancs
de sable peuplés de phoques -
sur la plage - un reste de
château-fort devient plus petit -
à chaque bourrasque
énormité des vagues - plumets
d’écume blanche jaillissant de la jetée -
la pluie diminue - le temps
s’éclaire - le vent reste violent -
tout est bouleversé
en surface - les vagues agitent
les débris - galettes de goudron -
plaques de polystyrène - planches
rabotées - sachets plastique - bidons - bouteilles vides -
foire aux détritus
ces épaves échoueront sur la
plage ou rejoindront au cœur
de l’océan - le nouveau
continent fondé sur un socle d'ordures
émergeant de l’eau
les créatures marines opéreront
le tri sélectif dans les éléments
nutritifs - nouveaux maillons de
la chaîne alimentaire - un recyclage écologique -
un développement durable
accompagnées par les cris des
oiseaux marins - les âmes nomades
des noyés - venus du sud ou de
l’orient - cheminent au-dessus
des vagues septentrionales
tout comme au commencement - l’esprit
plane sur les eaux polluées -
le paradis occidental fantasmé
demeure inabordable - qr code et cadenas-
au jardin d’Éden
***
Sylvia Plath prend des photos mouvantes
- un jeu du soleil
avec les ombres - elle absorbe les
images - enregistre le flux
splendide ou nostalgique
de ses visions - elle se sent paisible
hors du cadre -
derrière son appareil photo - c’est
elle qui définit le monde -
elle se déplace
pour capturer le rempart des
bouchots plantés sur la grève -
sous le ciel de la côte d’opale -
étonnantes formes enchevêtrées -
noires et moussues
seul mouvement - le sillage d’un
bateau de pêche au loin -
sur la mer grise et calme - l’étrave
la fend comme
une étoffe soyeuse
l’eau monte et baisse comme le
soleil et les bateaux -
dans l'estuaire fangeux de l’Authie
- odeur de fucus en putréfaction -
fourche à fumier
suivi par les goélands - un
cheval traîne un tombereau d’algues -
un petit homme en cuissardes
vertes avance dans une bâche -
flic flac floc
les vacances - foules de touristes
agglutinés - en paquets - en grappes -
tous en même temps - dans les
mêmes endroits - automobiles partout -
monde en folie
à l’automne - on en voit - pataugeant
en bottes de caoutchouc -
dans la mer étale ou les champs
boueux - glaneurs ramassant
crevettes ou patates -
***
Sylvia Plath aimerait se baigner
- mais attention au courant d’arrachement -
danger - l’an passé - elle a bien
failli se noyer - danger -
à marée descendante-
les avertissements étaient pour
les autres - elle imaginait un bateau
la sauvant - mais elle sait que
son corps n’aurait jamais
flotté jusqu’à Boston -
quelqu’un est mort - mort à voix
basse - à marée basse -
quelques minutes de silence - dans
ses poches détrempées - deux photos -
papa et maman -
sur le rivage - une silhouette
féminine se découpe à contre-jour -
le peintre remballe son matériel
- trois chiens trottinent en silence
sur le brise-lame
***
le
capitaine d’aujourd’hui n’utilise ni sextant ni boule de cristal -
connexion
au gps - au site de la météo marine - constellations
mises
en ligne
l’avant du bateau poussé par les
diesels monte et redescend -
traçant son sillon dans les
creux entre les vagues déferlantes -
soc de charrue.
la flottille des bateaux de
pêche progresse dans la brume -
silhouettes spectrales réduites
à des éclats lumineux - intermittentes virgules vertes -
sur l’écran radar -
la longue caravane chaotique des
icebergs détachés de la banquise
dérive vers la mer du nord - la
manche - l’océan atlantique -
cubes de glace -
dans le bleu adorable - glacial
et immaculé - la bise souffle -
une rafale soulève sable et
débris de coquillages - elle crache -
crache au visage
la plage abandonnée s'allonge à l’infini
- s’étire sous la nuée -
des phylactères de sable jaune
filent parallèlement aux rouleaux d’écume -
paroles du vent -
sur la laisse de mer - chaque morceau
de bois flotté -
branche - palette ou planchette -
chevron ou bastaing - caisse ou cageot -
raconte une histoire -
l’ourse polaire étale sa
couverture blanche sous la voie lactée -
un voilier longe la côte le skipper
contemple les étoiles -
le baudrier d’Orion -
les nuages se transforment en
fumerolles rosées dans l’eau stagnante
des bâches - taches virtuelles
glissant les unes sur les autres -
Berck bathing beauties -
sur d’autres plages - on attend
sans mot dire - les mains
nouées dans le dos - les canots
pneumatiques arrivant le soir -
dans le noir -
***
Sylvia Plath ouvre grand la
fenêtre pour sentir le vent
se glisser dans ses cheveux
dénoués - caresse de l’air marin -
parfum de l’océan
long chemin vers la plage - la
crique de sable blanc -
la mer - le sable sous ses pieds
- son regard perdu -
dans l’éternité grise -
prendre le large - marcher entre
les dunes - loin des regards -
dans sa robe blanche et bleue - immensité
de la plage -
camaïeu de beige -
un troupeau de cumulus piaffe
dans les flaques d’eau -
ralenti de cinéma - ombres et
lumières passant sur les oyats -
bout du monde -
***
sur la digue - avec une craie du
crétacé - les filles
ont soigneusement tracé une
marelle blanche - terre ciel bois goudron -
les quatre éléments -
le palet - poussé du pied - traverse
les cases - le vent
d’ouest fait claquer le linge
sur la corde - les robes
à volants virevoltent -
les enfants s’égosillent - penchée
en avant - et son déséquilibre compensé
en levant une jambe - petite
Sylvia vise la septième case -
saute et saute -
bravo - la voie est libre - la
porte dans les nuages
va s’ouvrir pour accueillir la
fillette - just behind the rainbow -
paradis des mouettes -
demoiselle - au prochain palet -
au prochain lancer - au prochain pas
chassé - saute - tu iras au ciel
- passe passe petite passe
la
dernière restera -
marelle effacée - numéros
délayés dans la pluie - dans le temps -
Sylvia a grandi - épousé un
poète à Londres - est revenue -
puis a disparu
le plaisant écho des souliers
vernis résonant sur le macadam
de l’esplanade - a évolué en
ondes minuscules - inaudibles - s’aplanissant - s’éloignant -
dans le temps -
***
ligne de bécasseaux parallèle à
la côte - avançant et reculant -
un chien aboie dans leur
direction - le bruit des vagues
est plus fort -
un cerf-volant jaune doré se
reflète dans les yeux noirs
d’un garçon - cerf-volant planant
entre moutons d’écume et merveilleux nuages -
blanc et blanc
marée basse - vers les rouleaux
lointains - torse et pieds nus -
en short noir - le garçon court
sur le sable compact -
crevassé de ripple-marks -
ses pieds claquent sur le sol
dur - la brise effleure
ses épaules - il cisaille les
flaques - soulevant des gerbes d’étincelles
luisantes et colorées -
le soleil couchant et un sourire
angélique éclairent son visage -
il accélère en approchant la mer
- y pénètre en levant
haut les genoux -
cœur cognant - le garçon tombe
sur le ventre - mains levées -
il brasse l’eau - puis se retourne
- la mer le berce -
la mer l’apaise -
***
promenade - de Berck à Merlimont
et retour par la plage -
l’artiste a loué une chambre à
l’hôtel Bellevue sur l’esplanade -
phoques à l’horizon -
Sylvia Plath caressait l’idée de
s'embarquer pour la pêche - mais
sans autorisation du préfet
maritime - aucun capitaine n’a voulu d’elle -
femme - poète – déprimée -
crabe mort dans une coque - noyés
ensemble - appel de détresse -
s.o.s - fosse commune - fosse
sous-marine - oceano nox - le
soleil disparaît -
lui aussi – englouti -
tout comme Vénus - la pluie naît
de la mer - tombe
sur la terre - s’infiltre en elle
- pour rejaillir en source -