[…] J'ai été écrivain, j'ai été écrivain, mais mon
indolent cerveau vorace dévorait mes entrailles. Vautour de mon propre
Prométhée, ou Prométhée de mon propre vautour, un jour je me suis aperçu que je
pouvais réussir à publier d'excellents articles dans les revues et les
journaux, et même des livres qui ne gâchaient pas le papier sur lequel ils étaient
imprimés. Mais j'ai aussi su que jamais je ne parviendrais à approcher ou à
pénétrer une œuvre maîtresse. Vous me direz que la littérature ne consiste pas uniquement
en œuvres maîtresses, mais qu'elle abonde en œuvres qu'on appelle mineures. Moi
aussi je croyais cela. La littérature est une grande forêt, et les œuvres
maîtresses sont les lacs, les arbres immenses ou très étranges, les éloquentes
fleurs précieuses ou les grottes cachées, mais une forêt est aussi constituée
d'arbres normaux, de fourrés, de flaques, de plantes parasites, de champignons
et de petites fleurs sylvestres. Je me trompais. Les œuvres mineures n’existent
pas en réalité. Je veux dire : l'auteur d'une œuvre mineure ne s'appelle pas
Machin ou Truc. Machin et Truc existent, il n'y a pas de doute sur ça, et souffrent
et travaillent et publient dans des journaux et des revues et de temps en temps
ils publient même un livre qui ne gâche pas le papier sur lequel il est imprimé,
mais ces livres ou ces articles, si vous faites attention, ne sont pas écrits par eux.
Toute œuvre mineure a un auteur secret, et tout
auteur secret est, par définition, un écrivain d’œuvres maîtresses. Qui a écrit
telle œuvre mineure ? Apparemment, un écrivain mineur. La femme de ce
pauvre écrivain peut en témoigner, elle l'a vu assis à sa table, penché sur les
pages blanches, se tordant et faisant glisser sa plume sur le papier. Elle a
l'air d'être un témoin irréfutable. Mais ce qu'elle a vu, ce n'est que la
partie extérieure. La coquille de la littérature. Une apparence, dit le
vieillard ex-écrivain à Archimboldi et Archimboldi se souvient d'Ansky. Celui
qui en vérité est en train d'écrire cette œuvre mineure est un écrivain secret
qui n'accepte que la dictée d’une œuvre maîtresse.
Notre bon artisan écrit. Il est absorbé par ce qu’il est
en train de mettre en forme bien ou mal sur le papier. Sa femme, sans qu'il le
sache, l'observe. En effet, c'est lui qui écrit. Mais si sa femme avait une vision
aux rayons X, elle s'apercevrait qu'elle n'assiste pas réellement à un exercice
de création littéraire, mais bien plutôt à une séance d'hypnose. À l'intérieur de
l'homme qui est assis en train d'écrire il
n'y a rien. Rien qui soit lui, je veux dire. Comme ce pauvre homme ferait
mieux de se consacrer à la lecture. La lecture est plaisir et joie d'être
vivant ou tristesse d'être vivant et surtout elle est connaissance et questions.
L'écriture, en revanche, est d'ordinaire vide. Dans les entrailles de l'homme
qui écrit il n’y a rien. Rien, je
veux dire, que sa femme, à un moment, puisse reconnaître. Il écrit sous la
dictée. Son roman, ou son recueil de poèmes, convenables, très convenables,
sortent, non par un exercice de style ou de volonté, comme le pauvre malheureux
le croit, mais grâce à un exercice d’occultation.
Il est nécessaire qu’il y ait beaucoup de livres, beaucoup de beaux sapins,
pour qu’ils veillent du coin de l'œil le livre qui importe réellement, la
foutue grotte de notre malheur, la fleur magique de l'hiver.
Pardonnez ces métaphores. Parfois, je m’emporte et je
deviens romantique. Mais écoutez. Toute œuvre qui n’est pas une œuvre maîtresse
est, comment vous dire, une pièce d'un vaste camouflage. Vous avez été soldat,
j'imagine, et vous savez déjà de quoi je parle. Tout livre qui n'est pas une
œuvre maîtresse est chair à canon, infanterie vaillante, pièce sacrifiée
puisqu'elle reproduit, de multiples manières, le schéma de l'œuvre maîtresse.
Lorsque j'ai compris cette vérité, j'ai arrêté d'écrire. Mon esprit, cependant,
n'a pas cessé de fonctionner. Au contraire, il fonctionne mieux sans écrire. Je
me suis demandé : pourquoi une œuvre maîtresse a-t-elle besoin d'être occulte ?
Quelles forces étranges l'entraînent vers le secret et le mystère ?
Je savais déjà qu'écrire était inutile. Ou que cela
ne valait la peine que si l'on était disposé à écrire une œuvre maîtresse. La
plus grande partie des écrivains se trompe, ou bien joue. Peut-être que se
tromper ou jouer, c'est la même chose, les deux côtés de la même pièce de
monnaie. En réalité, nous ne cessons d’être des enfants, des enfants monstrueux
pleins de boutons de fièvre, de varices, de tumeurs et de taches cutanées, mais
des enfants en fin de compte, c'est-à-dire que nous ne cessons jamais de nous
accrocher à la vie, puisque nous sommes vie. On pourrait aussi dire : nous
sommes théâtre, nous sommes musique. De la même manière, ils sont peu nombreux
les écrivains qui renoncent. Nous jouons à nous croire immortels. Nous nous
trompons en jugeant nos propres œuvres et en jugeant, toujours de manière
imprécise les œuvres des autres. Rendez-vous au Nobel, disent les écrivains,
comme qui dirait : Rendez-vous en enfer.
Une fois j'ai vu un film américain de gangsters. Il y
avait une scène où un inspecteur tuait un malfaiteur et il lui disait, avant
d'appuyer sur la gâchette fatale : Rendez-vous en enfer. Il est en train
de jouer. Le flic est en train de jouer et de se tromper. Le malfaiteur, qui le
regarde et l'insulte juste avant de mourir, lui aussi est en train de jouer et
de se tromper, même si son terrain de jeux et son terrain d'erreurs se sont
réduits presque au zéro absolu, puisque, au plan suivant, il sera mort. Le réalisateur lui
aussi joue. Le scénariste, pareil. Rendez-vous au Nobel. Nous avons fait de
l'histoire. Le peuple allemand nous en est reconnaissant. Une bataille héroïque
qui restera dans le souvenir des générations à venir. Un amour immortel. Un nom
gravé dans le marbre. L'heure des muses. Même une phrase aussi apparemment
innocente que celle-ci : des échos de la prose grecque ne contiennent que du
jeu et de l'erreur.
Le jeu et l'erreur sont le bandage et le ressort des
écrivains mineurs. Et aussi : ils constituent la promesse de leur bonheur
futur. Une forêt qui pousse à une vitesse vertigineuse, une forêt à qui
personne ne met de frein, pas même les Académies, au contraire, les Académies
se chargent de ce qu'elle pousse sans problème, et les entrepreneurs et les
universités (pépinières de clochards), les bureaux de l'Etat, les mécènes, les
associations culturelles, les déclamatrices de poésie, tous contribuent à ce
que la forêt pousse et cache ce qu'elle doit cacher, tous contribuent à ce que
la forêt reproduise ce qu’elle doit reproduire, puisqu'il est inévitable qu’elle
fasse, mais sans jamais révéler ce qu'elle reproduit, ce qu'elle reflète
doucement.
Un plagiat, direz-vous ? Oui, un plagiat dans le sens
où toute œuvre mineure, toute œuvre issue de la plume d'un écrivain mineur, ne
peut être qu’un plagiat d'une œuvre maîtresse quelconque. La petite différence est
qu'ici nous parlons d'un plagiat consenti. Un plagiat qui est un camouflage qui
est une pièce dans une scène bigarrée qui est une charade qui probablement nous
conduira au vide.
En un mot : ce qu'il y a de mieux, c'est
l'expérience. Je ne vous dirai pas que l'expérience ne s'acquiert pas par la
relation constante avec une bibliothèque, mais l’expérience l'emporte sur la
bibliothèque. L'expérience est la mère de la science, a-t-on l'habitude de dire.
Lorsque j'étais jeune, et que je pensais encore que je ferais carrière dans le
monde des lettres, j'ai connu un grand écrivain. Un grand écrivain qui avait
probablement écrit une œuvre maîtresse, et même, pour moi, toute sa production
était une œuvre maîtresse.
Je ne vais pas vous dire son nom. Ça n'est pas intéressant
pour vous, et pour l'histoire, il n'est pas indispensable de le connaître.
Contentez-vous de savoir qu’il était allemand et qu'un jour il est venu à
Cologne donner quelques conférences. Évidemment, je n'ai pas raté un seul des
trois exposés qu'il présenta à l’université de notre ville. Lors de la dernière
conférence, j'avais réussi à trouver un siège au premier rang, et je me suis
appliqué, davantage qu'à l'écouter (en réalité, il répétait des choses qu'il
avait déjà dites au cours des première et deuxième conférences), à l’observer
minutieusement, à observer ses mains par exemple, des mains énergiques et
osseuses, son cou de vieil homme, pareil au cou d'un dindon ou d'un coq déplumé,
ses pommettes légèrement slaves, les lèvres exsangues, des lèvres qu'on pouvait
entailler avec un couteau et dont on pouvait être certain qu'il ne coulerait
pas une goutte de sang, ses tempes grises comme une mer démontée, et surtout
ses yeux, des yeux profonds et qui, à certains légers mouvements de sa tête,
prenaient parfois l'apparence de deux tunnels sans fond, deux tunnels
abandonnés, sur le point de s’effondrer.
Évidemment, sa conférence une fois terminée, il fut accaparé par les notables de la ville
et je n'ai même pas pu lui serrer la main et lui dire combien je l’admirais. Le
temps a passé. Cet écrivain est mort et moi, comme c'est logique, j'ai continué
à le lire et à le relire. Est arrivé le jour où j'ai pris la décision de
quitter la littérature. Je l'ai quittée. Ce n'est pas un traumatisme que l'on
ressent en franchissant ce pas, mais plutôt une libération. Entre nous, je vous
avouerai que c'est comme cesser d’être vierge. Un soulagement, quitter la littérature,
c'est-à-dire cesser d'écrire et se limiter à lire !