Peter Handke : Un ami à moi, de Munich...
Ce texte de Peter Handke figure en introduction dans le catalogue de l'exposition de dessins "A PROPOS DE W.S. BURROUGHS". Ces œuvres de Jean-Paul Chambas ont été présentées à Paris, dans la librairie-galerie du Rhinocéros, du 19 novembre au 31 décembre 1975.
Un ami à moi, de
Munich, avait oublié dans le métro son sac de toile. Par une tiède
journée de juin, je montais dans un bus de la ligne 62, devant le
Prisunic d'Auteuil, allais dans le quinzième arrondissement pour
reprendre au Bureau des Objets Trouvés le sac que quelqu'un avait
retrouvé. Après avoir montré mon passeport et apposé ma signature
à trois guichets différents, on me remit la musette à un
quatrième. Il était alors déjà midi et j'étais debout dans la
rue de Dantzig, indécis et cependant satisfait parce que j'avais du
temps libre devant moi. Seul le sac me dérangeait : j'avais
l'impression de marcher avec quelque chose pendu autour de moi. (Dans
le sac, il y avait un vieux Pariscope
et une monographie sur Erich von
Stroheim.) Une grande femme blonde, en longue robe noire, et un jeune
homme pâle avec de très longs cheveux attachés par derrière, en
pantalon moulant et bottes à talons hauts, et une ample chemise
blanche, s'approchèrent de moi. Le jeune homme, aux joues assez
rondes, dit qu'il était peintre ; il avait l'accent du Sud-Ouest où
les voyelles ressortent, familières. Il vivait une partie de l'année
dans la propriété de son amie, dans le sud de l'Autriche (d'où,
moi aussi, je suis originaire). Nous allâmes tous les trois à
Saint-Germain-des-Prés et mangeâmes dans un restaurant tranquille
de la rue du Dragon. Nous nous sommes revus deux ou trois fois avant
les vacances. Par un long après-midi, Jean-Paul et moi, nous étions
assis devant un verre de rouge, à la terrasse d'un restaurant de la
rue de Dantzig, et nous passâmes tout notre temps à observer
l'immeuble en face, devant lequel une jeune femme, avec des cheveux
noirs et un châle rouge, faisait les cents pas. Deux ou trois fois,
elle entra dans la maison mais en ressortit aussitôt. Enfin, après
y être entrée une nouvelle fois, elle y resta longtemps ; nous nous
fîmes du souci pour elle. Elle ne ressortit plus... Pendant l'été,
je rencontrais Jean-Paul dans la propriété de sa compagne, en
Autriche. À la lisière de la forêt, il remarqua immédiatement les
cèpes bruns dans la mousse et m'en montra quelques-uns pour que je
puisse aussi en rapporter à la maison. Il connaissait les émissions
et les programmes publicitaires de la
télévision autrichienne bien
mieux que moi. Sur sa table à dessin, il y avait "The Last
Words of Dutch Schultz" de Burroughs. Lorsqu'un soir il ne se
trouva pas satisfait de son travail, il parut comme offensé par sa
propre inefficacité ; ce jour-là, il devint plus pâle et plus
gros. Je lui conseillais de se suicider. Il se mit à rire « sans
joie », comme on dit souvent dans les romans policiers américains.
Il y a quelques années, il a peint de couleurs vives un de ces
oratoires typiques de la Basse-Autriche qu'on trouve, la plupart du
temps, aux croisements des chemins - ils sont vraisemblablement issus
de vieilles pierres rares romaines - et il l'a dédié à la
population de la vallée... Par une tiède matinée de fin d'été,
nous étions assis cette fois devant un verre de vin rouge
autrichien, devant l'auberge de la ville voisine, et nous regardions,
pendant que chacun essayait de raconter un peu de sa vie à l'autre,
la place de la ville avec sa fontaine et la colline boisée derrière
les vieilles maisons bourgeoises. Au sommet de la colline se trouvait
un sapin isolé dans la claire lumière d'avant l'automne, et
Jean-Paul me dit que si j'écrivais quelque chose sur lui, ce serait
bien aussi que j'y parle de cet arbre. Un soir, nous traduisîmes
le nom Jean-Paul Chambas en allemand ; il s'y nommait Johann-Paul
Niederfelder et je me figurais tout à coup les tableaux d'un peintre
de la fin du gothique, un ami d'Albrecht Altdorfer, peut-être, qui,
patiemment, peignait ce sapin isolé sur une falaise, au-dessus du
Danube. Avec tout cela, j'ai bien conscience que Jean-Paul Chambas
pourrait en raconter beaucoup plus sur moi que je pourrais en
raconter sur lui et qu'il pourrait tout aussi bien être mon ennemi.
PETER
HANDKE
(25
septembre 1975).
Traduit
de l'allemand par Georges-Arthur Goldschmidt.
Libellés : Jean-Paul Chambas, Peter Handke, William Burroughs