Mes souvenirs de Christophe Tarkos
Pour bâtir un article sur Christophe Tarkos dans Le Nouveau Magazine Littéraire, Arnaud Viviant m'a posé cette série de questions dont je publie les réponses au Silo.
1°)
Je ne sais presque rien de la biographie de Tarkos. Que savez-vous
exactement de lui, de sa vie ?
J’ai
pour la première fois entendu parler de Christophe Tarkos en 1994
par mon ami et éditeur Didier Moulinier1,
à l’occasion d’une discussion autour de ce qu’il appelait
« les textes abrutis », ce qui n’était assurément pas
péjoratif dans nos bouches. Christophe habitait Paris à cette
époque et apparemment travaillait comme gardien de nuit dans une
usine. À l’automne 1994, je lui envoyai une grosse enveloppe
pleine de différents travaux (collages, ready-made textuels, poèmes
express caviardés, fragments écrits en vers justifiés, poèmes
trouvés, poèmes-listes, exemplaires de Moue
de veau,
ma revue dada punk.) Il répondit avec beaucoup d’enthousiasme en
joignant à son courrier plusieurs de ses poèmes et quelques
exemplaires de sa revue RR.
C’est ainsi que commença une correspondance amicale qui dura de
1994 à 1999 et au cours de laquelle il m’envoya près de 70
lettres ou cartes postales.
Tout
au long de ces années, j’ai pu apprécier la radicale nouveauté
de la poésie pour laquelle il vivait. Comme moi, il avait une
famille et devait la nourrir. Autant que je sache, il était muni
d’un Capes de lettres ou de documentation mais manifestement, il
n’était pas fait pour servir dans l’éducation nationale et il a
exercé d’autres métiers. Je sais qu’il a travaillé un moment
dans une cabine de péage d’autoroute, qu’il a aussi été
gardien d’une salle à la Bibliothèque Mitterrand. Il s’y
occupait parfois à faire lire ses textes à voix haute par une
machine-robot installée à destination des malvoyants. Il m’a
envoyé quelques cassettes de ces lectures, et curieusement, la voix
ressemblait à la sienne, avec un léger accent marseillais.
Né
à Marseille, il faisait souvent l’aller-retour entre sa ville et
Paris. Pendant un moment, après la naissance de son fils Micha, il
avait entrepris de rénover un appartement dans le quartier de la
Joliette à Marseille. Son activité dans le domaine de la poésie et
de la performance a commencé à lui valoir une certaine notoriété.
Il était invité dans de nombreux festivals de poésie, à Paris et
en province, et aussi à Bruxelles et Rotterdam. Des liens s’étaient
noués avec des poètes expérimentaux de longue date, des
connaissances communes comme Julien Blaine, Joël Hubaut, Bernard
Heidsieck ou Christian Prigent. Ses travaux étaient édités par
Laurent Cauwet des éditions Al Dante, par Pierre Tilman
(L’Evidence), par Thierry Weyd (Cactus) ou Vincent Tholomé (TTC).
Il me sollicita aussi pour l’édition de son poème « Le
Train2 »
que je publiai en 1996 et il a aussi participé à la collection
« Moue de veau » avec Le
Sac
et La
Révolution.
J’attirai l’attention d’Ivar Ch’Vavar sur l’écriture
particulière de Christophe et à partir de 1996, il devint un des
piliers de sa revue « Le Jardin Ouvrier3 ».
Il
est venu deux fois à la maison, une fois seul et la seconde fois en
famille avec sa femme Valérie Bendavid et son fils Micha, et en
compagnie de Kati Molnar avec qui il réalisa la revue Poézi
Prolétèr.
De chez moi, ils se dirigèrent ensuite vers Amiens pour rendre
visite à Ivar Ch’Vavar. Je sais qu’il est aussi allé à Bernay,
en Normandie, invité par José Lesueur qui avait créé là un
festival de poésie d’avant-garde. J’ai eu deux fois l’occasion
d’être sur scène en sa compagnie, d’abord à Lyon, Villa
Gillet, en octobre 1995, puis à Arras, en mars 1997, à l’Université
d’Artois face aux étudiants, en compagnie de Jean-Pierre Bobillot
et Sylvie Nève, et aussi de Christian Prigent et Bernard Heidsieck.
Chaque fois, il me surprenait par sa capacité à improviser,
notamment quand il « jouait » sa pièce Le
petit bidon,
avec une diction lente, appliquée, comme s’il mastiquait les mots,
le visage sérieux, à la Buster Keaton, insensible aux rires du
public. J’avais remarqué son attitude devant l’appareil-photo,
comme il se figeait instantanément, fixant l’objectif sans le
moindre sourire, avec quasiment un air farouche. J’avais
l’impression qu’il voulait maîtriser au maximum son image.
Plus
tard, nous avions abandonné le courrier papier et correspondions via
internet. Je me souviens quand on lui a découvert cette tumeur au
cerveau, au moment où il atteignait une certaine célébrité et que
les éditions p.o.l. rééditaient ses premiers recueils. Il était
de plus en plus sollicité et en même temps plus malade et fatigué
mais essayant de conserver son calme et sa forme d’humour
particulière.
Le
20 mars 2000, invité par Jean-Pierre Bobillot à l’Université
Stendhal de Grenoble, j’avais lu en compagnie de Patrick
Beurard-Valdoye et Bernard Heidsieck. Le lendemain à l’hôtel, je
demande des nouvelles de la santé de Tarkos. Bernard Heidsieck nous
parle du « Dîner d’adieu » organisé à Paris par
Christophe pour ses amis. Je suis bouleversé.
Il
devait nous quitter définitivement en novembre 2004, dix ans
exactement après notre premier échange de lettres.
2°)
Pouvez-vous raconter votre première et votre dernière rencontre
avec lui ?
Nous avons eu de très nombreux échanges par courrier mais nous ne nous sommes vus qu’en quatre occasions. Avant la vulgarisation d’internet et des réseaux sociaux, une telle disproportion était fréquente, surtout pour moi qui habitais et continue d’habiter à l’écart des villes.
C’est
donc à Lyon, à la Villa Gillet où Sylvie Ferré organise le
festival « Poésie sonore/Poésie action », que, le
samedi 28 octobre 1995, pour la première fois, je serre la main de
Christophe Tarkos.
Sur
le quai de Lyon-Part-Dieu, je suis accueilli par Jean-Pierre
Bobillot, Julien Blaine, Charles Dreyfus, Sylvie Ferré, Joël Hubaut
et Michel Giroud. Deux voitures nous emmènent Villa Gillet où, dans
le parc, nous rejoignons Christophe Tarkos et Jacques Donguy. Pendant
que nous bavardons, Christophe sort de son sac, un des sandwiches
préparés par sa femme et le propose à Julien. Une première
performance a lieu dans le parc avec Michel Giroud dont je me
souviens qu’il faisait le coyote, son animal fétiche, en poussant
des cris et en donnant des coups de marteau sur une canalisation en
fonte. Les performances débutent ensuite dans la salle de spectacle.
Pour ma part, je montre ma pièce « POESIE CONCRETE »
dans laquelle j’enroule un de mes livres dans un grillage, le
plonge dans un récipient transparent (étiquette POESIE) ;
après quoi dans une auge je mélange sable gravier ciment et eau
pour faire du béton avec lequel je recouvre le livre (étiquette
CONCRETE). Je me souviens que Joël Hubaut termine sa performance
prisonnier dans un pneu de voiture et que Julien Blaine enfile ses
pieds dans deux carcasses de poulet en guise de pantoufles. La
performance de Christophe Tarkos consiste en plusieurs
déclamations-improvisations de ses textes mais je me souviens tout
particulièrement de la fin où il enlève son pantalon. Debout en
caleçon court à rayures, il transforme ensuite le pantalon en une
sorte de sculpture arrondie munie d’un grand trou matérialisé par
la ceinture dans les passants du pantalon. Il me semble qu’ensuite,
il s’adresse au grand trou, mais que lui dit-il ? j’ai
oublié. Je sais juste que je suis stupéfait par sa « prise de
risque » et en même temps, je ris à gorge déployée.
Après
les performances, pendant le pot chez Sylvie Ferré, Christophe et
moi avons enfin la possibilité d’une longue conversation en tête
à tête. On parle de la paternité, de Marseille, du jardinage, de
Claude Pélieu avec qui je corresponds depuis une vingtaine d’années.
On se retrouve ensuite en ville au restaurant Le Comptoir du Bœuf
mais les poètes doivent payer leur repas. Christophe n’a pas
beaucoup d’argent et il choisit de rester dehors. Je suis toujours
embarrassé quand je repense à cette soirée… Je me souviens que
plus tard, nous étions quatre à marcher la nuit dans Lyon pour
rejoindre notre hôtel, Julien Blaine, Joël Hubaut, Christophe
Tarkos et moi. Le dimanche matin, on se retrouve au petit déjeuner
pour une autre conversation, Julien, Christophe, Katy Molnar et moi
évoquant la Mittel Europa et les restes du communisme. Après quoi,
nous continuons à bavarder en marchant le long du Quai des
Célestins. Nous nous rassemblons l’après-midi chez Sylvie Ferré
et de là, Jean-Pierre Bobillot nous emmène à La Part-Dieu. On se
quitte rapidement car mon train est le premier à partir et que le
temps est compté. Je reverrai Christophe deux ans plus tard après
d’autres dizaines d’échanges de lettres, de poèmes, de
cassettes et de livres.
Pour
ce qui concerne notre dernière rencontre, voir ma réponse à la
question suivante.
3°)
Quel meilleur souvenir gardez-vous de lui ?
Mon
meilleur souvenir de Christophe, c’est quand il est venu me rendre
visite dans les collines d’Artois en avril 1997. En fait, je ne le
savais pas alors, mais c’était aussi notre dernière rencontre en
chair et en os. J’en parle dans mon roman « Mort d’un
jardinier4 » :
Un
soir de printemps Christophe fumait assis dans le jardin, tête levée
vers le gros cerisier en fleurs, il t’a dit que toutes ces grosses
boules blanches qui se détachaient sur le fond de la nuit étaient
des feuilles de papier roulées en boules, les poèmes ratés que tu
avais jetés dans la corbeille à papier, tu ne savais pas que ta
corbeille à papier était le ciel d’ici…
4°)
Selon vous, qu’a-t-il apporté à la poésie ?
Au
vu du nombre de gens qui ont plus ou moins essayé de l’imiter dans
son écriture, effectivement, il a bien dû apporter quelque chose à
la poésie.
D’abord
lui-même. Je considère qu’il était en soi le poème, sur scène
ou dans la vie quotidienne. Et bien sûr, il y a la profusion des
textes imprimés ou proférés ; la banalité des sujets
choisis : le pot, les caisses, le train, le compotier, le
damier, le lait, le carton ; le caractère brut de l’écrit,
et parfois, le passage de l’écrit au dessin et inversement ;
l’utilisation irraisonnée des listes, du ready-made ; le côté
hypnotique de la répétition d’où l’expression de « texte
abruti » dont je parlais au début de ce questionnaire.
Cette
simplicité voulue est bouleversante et courageuse car elle entraîne
le risque du ridicule, alors que le poète-poème se débat avec la
matérialité du langage, ce qu’il appelle la pâte-mot (qu’il
écrit « patmo ») et qui m’est apparue de suite comme
une évidence lumineuse. En effet, quand on parle, quand ça parle,
ça sort de la bouche tout collé toutcolléensemble il n’y a plus
l’article, le nom, le verbe, etc… Tout est de la patmo. Et quand
on entend le flot de patmo qui coule sans discontinuer dans les
radios, les cinémas, les assemblées, les tribunaux, les réseaux
dits sociaux, on ne peut que se taire et avoir envie de se terrer
pour peut-être germer à nouveau dans le silence
Lucien
Suel (pour Arnaud Viviant)
La
Tiremande, janvier 2020
1
Il éditera en 1995 un volume consacré à Tarkos dans sa collection
Les Contemporains Favoris
2
Station Underground d’Emerveillement Littéraire, ISBN
2-909834-27-1
3
Voir Ivar Ch’Vavar & camarades Le Jardin ouvrier 1995-2003,
Flammarion, 2008
4
Folio Gallimard n° 5105
Libellés : Arnaud Viviant, Didier Moulinier, Ivar Ch'Vavar, Poésie, Tarkos