Christophe Tarkos, récit d'Arnaud Viviant
Christophe Tarkos
Le voyant allumé
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Mort en 2004 à 41 ans, l’auteur du Petit Bidon et du
Bonhomme de merde a dynamité l’écriture d’avant-garde,
entre trivialité et lyrisme : ses textes font l’objet d’une
anthologie.
Récit polyphonique d’une explosion encore mystérieuse.
Récit polyphonique d’une explosion encore mystérieuse.
Par Arnaud Viviant
Nous
sommes en 1998, à la galerie Lara Vincy, à Paris. Un jeune
homme d’une trentaine d’années, aux yeux bleu délavé, très
enfoncés dans leurs orbites, tristes et lointains, se met à
parler : « Alors voilà… j’ai rencontré… une
personne… qui est un homme de merde… il est tout à fait de
merde… il me regarde avec ses yeux de merde… des yeux un peu
marron… parce que l’eau de ses yeux de merde… c’est de l’eau
marron… de merde… » On rit un peu dans l’assistance, mais
de façon incertaine. Vêtu d’un caban bleu, d’une chemise grise
comme un type qui passerait dans le coin, l’homme continue de sa
voix à l’accent marseillais chantant mais quelque peu tenu en
laisse : « Et quand il parle, il ouvre sa bouche… et je vois
sa langue qui est une longue langue de merde… » Les mâchoires
de l’homme de passage, avec son regard tourné vers l’intérieur,
vers la face sombre du langage, sa face merdique peut-être, se
tendent parfois pour mieux projeter un mot. « Il avait, j’en
suis sûr, une cervelle de merde… mais une merde serrée avec des
sillons et des rigoles dessus… » Comme à un signal un peu
secret, quelques personnes rigolent. Poète, performeur, Christophe
Tarkos est décédé trop jeune, à 41 ans, d’une tumeur au cerveau
en 2004. On a calculé que la poésie lui avait rapporté à peu près
254 euros par mois. Ou par an.
« C’est
marrant, à sa mort j’ai pensé qu’il deviendrait brutalement
célèbre », m’écrit Nathalie Quintane. L’écrivaine vient
de préfacer Le Petit Bidon et autres textes, une première
anthologie en poche des écrits les plus exemplaires de la fabrique
Tarkos, lui qui se disait « fabricant de poèmes ».
Célèbre, il ne l’est sans doute pas encore. Mais mythique, oui,
déjà. Son passage éclair dans la poésie de la fin du siècle
dernier, ce qu’on a pu appeler « la génération 1990 »
ou encore « la post-poésie », n’est en effet pas sans
évoquer, mutatis mutandis, celui d’Arthur Rimbaud à la fin
du siècle précédent. Mais un Rimbaud de la poésie orale (au
risque d’évacuer la forme écrite de ses poèmes), de ce que les
Américains appellent le talk et qu’il nommait, lui, la
« pâte-mot », qu’il écrivait plus directement
« patmo ». Un Rimbaud dont on pourrait aujourd’hui
regarder les performances sur YouTube et qui aurait pris le visage
d’un Fernand Raynaud aux semelles de vent, comme le raconte son ami
Lucien Suel : « Chaque fois, il me surprenait par sa
capacité à improviser, notamment quand il “jouait” sa pièce Le
Petit Bidon, avec une diction lente, appliquée, comme s’il
mastiquait les mots, le visage sérieux, à la Buster Keaton,
insensible aux rires du public. J’avais remarqué son attitude
devant l’appareil-photo, comme s’il se figeait instantanément,
fixant l’objectif sans le moindre sourire, avec quasiment un air
farouche. J’avais l’impression qu’il voulait maîtriser au
maximum son image. »
Bien
qu’il eût été tout le contraire d’un poète pour poètes,
ses pairs n’y vont pas avec le dos de la cuiller quand on leur
demande ce que Tarkos a apporté à la poésie française. « Un coup
de fusil, répond Jean-Michel Espitallier. Il a fait dérailler les
écritures dites d’avant-garde qui à l’époque piétinaient un
peu dans le legs du XXe
siècle (futurisme, dada, concrétisme, etc.). Il les a poussées
ailleurs, du côté de Gertrude Stein peut-être, et des écritures
brutes, en travaillant une espèce de naïveté, un jeu sur les
tautologies, en s’enracinant dans la langue française, sans le
désir, le fantasme d’une belle langue française. » Charles
Pennequin abonde dans ce sens : « Tarkos a resimplifié la poésie
dans une période à cheval entre les modernes et les postmodernes,
la poésie avant-gardiste et la poésie blanche. Pour moi c’est un
descendant de Nijinski comme de Charles Péguy, quelqu’un qui a su
lire Beckett avec Robert Filliou. » Philippe Castellin, qui a lui
aussi connu Christophe Tarkos, surenchérit : « Il a inscrit la
poésie dans le territoire de la parole. Pas du “bien parler”,
mais de la parole telle qu’elle se parle, dans un bar, telle
qu’elle se met en boucle dans la bouche d’un ivrogne ou d’un
malade mental. De la parole qui se cherche. Pas de la parole
recherchée. » Et Nathalie Quintane conclut : « Il a sonné la fin
de la récré – fini la restauration lyrique des années 1980, la
poésie printanière, la poésie d’office scolarisable. Il a donc
été abondamment trahi depuis sa mort, et même avant, car c’est
un poète français, et qu’il est important pour la France que ses
poètes soient scolarisables, printaniers, confessionnels et
lyriques. »
Ce
qui redouble cet effet Rimbaud, c’est l’absence presque totale
– et volontaire – de biographie du personnage qui, pour
commencer, ne s’appelait pas Tarkos. « Nathalie me disait que
sur sa boîte aux lettres il y avait plein de pseudonymes
indiqués, dont celui de Christophe Tarkos », raconte Charles
Pennequin. Tout le monde s’accorde quand même sur le fait
qu’il soit né à Marseille (quoique certains disent Martigues) le
15 septembre 1963. Jean-Michel Espitallier ajoute une
précision importante : il serait d’origine maltaise. Parmi
les poètes, Nathalie Quintane semble être la première à l’avoir
rencontré, en 1987, à Dunkerque, sous un autre nom. D’après
Lucien Suel, il était muni d’un Capes de lettres ou de
documentation mais n’était pas fait pour servir dans l’Éducation
nationale. « Je sais qu’il a travaillé un moment dans une
cabine de péage d’autoroute, qu’il a été aussi gardien d’une
salle à la bibliothèque Mitterrand. Il s’y occupait parfois à
faire lire ses textes à voix haute par une machine-robot installée
à destination des malvoyants. Il m’a envoyé quelques cassettes de
ces lectures, et, curieusement, la voix ressemblait à la sienne avec
un léger accent marseillais. »
En
1990, Tarkos s’installe à Paris. Il est gardien de nuit dans une
usine. C’est aussi à cette époque qu’il se convertit au
judaïsme avant d’épouser Valérie Bendavid, avec laquelle il aura
un fils, Micha. Le poète Bernard Heidsieck est le témoin de
Christophe à son mariage et rassure les beaux-parents : « Ne
vous inquiétez pas, votre gendre est un génie. » Durant ces
années 1990, les revues de poésie pullulent. Tarkos en fondera
deux : en 1992, RR avec Nathalie Quintane et Stéphane
Bérard. Puis Poèzie Prolétèr avec la poétesse Katalin
Molnár, qui l’entraîne vers l’oralité. Pennequin : « Ses
positions dans Poézie Prolétèr étaient importantes. Il
fallait réaliser la poésie à ras du sol, la poésie qui va avec
son caddie à Lidl. Ce qu’il a fait, c’est rendre la poésie
prolétaire dans l’actuel des vies. Pas une poésie qui ne touche
pas terre, pas une poésie fausse avec un langage qui ne concerne que
les poètes, même s’il y a chez lui des élans mystiques
indéniables. Quand on a fait la revue Facial, il me
disait : ce qui est bien avec Facial, c’est qu’on
peut lire “facile”. »
Les
dernières années sont douloureuses. Charles Pennequin : « Je
l’ai vu plusieurs fois après son opération, notamment à
Sainte-Anne, où il me soutient mordicus qu’il a deux frères
clowns qu’il faut prévenir instamment car ils risquent de partir
avec leur cirque, je lui promets de le faire. J’ai écrit un texte
sur cette rencontre. » Jean-Michel Espitallier : « La dernière
fois que je l’ai vu, c’était à La Pitié, où il avait été
hospitalisé. C’était très triste, très violent, très
chaotique, il avait perdu la vue à cause de sa tumeur qui coinçait
son nerf optique. Son jeune fils était tombé dans la chambre, il
pleurait, Christophe lui parlait en regardant dans le vide, bref,
c’était vraiment dur. Je l’ai revu lors de sa dernière lecture
publique (je crois), au Centre Pompidou, en 2000 ou 2001. Il était
assis devant son micro, aveugle, c’était aussi très dur à vivre,
mais d’une beauté, d’une puissance assez particulière. » Une
scène que nous raconte aussi Philippe Castellin : « Christophe
avait été opéré auparavant et il était désormais incapable de
“lire”. Il me semble qu’il était secondé par Valérie Tarkos
et pour finir il s’est borné à compter jusqu’à dix, d’une
voix lente ; je ne sais pas si les spectateurs, qui n’étaient pas
nécessairement au courant de son état, ont compris ce que cela
signifiait, je sais par contre que j’ai été bouleversé. »
Tarkos décède le 30 novembre 2004. Le 3 décembre, il est enterré
au cimetière du Montparnasse. Allez le saluer si vous passez.
Mars 2020 • N° 27 • Le Nouveau Magazine Littéraire
"Le Train" par Christophe Tarkos
Le Petit Bidon et autres textes,
Christophe
Tarkos,
éd.
P.O.L, « #formatpoche », 224 p., 9,50 €.
Libellés : Charles Pennequin, Jean-Michel Espitallier, Lucien Suel, Nathalie Quintane, Philippe Castellin, Poésie, Tarkos
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6 mots : « Allez le saluer si vous passez.»
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