C'était le printemps lorsque vous m’avez écrit et ensuite l'été... Non, cette année, l'été n'est pas venu. Maintenant nous avons comme un avatar d'été, un été de minuit. J’utilise (enfin) un peu de ce temps qui me reste, pour cette lettre tapotée avec deux index sur la bakélite. Est-ce que c'est ça l'esprit de l'escalier ? C'est la même chose que de manger d'abord les pêches très avancées et de garder les meilleures pour la fin. A force de toujours garder la meilleure pour la fin, elle finit par venir. Je finis par écrire.
J'ai vu que vous aviez cessé de téter
le lait noir de l'aube, et donc remplacé Paul Celan par Witold Gombrowicz. C'est toujours l'Orient, c'est de là que vient la résurrection. L'Occident s'enfonce dans la mer, dans le ressentiment, dans la déconvenue de soi.
Vous écrivant, j'ai sous les yeux le sous-verre avec la photo de Dylan, notre admiration commune. Ses cheveux frisottent en boule autour de son crâne avec un léger accroche-cœur sur la droite devant l'oreille
(blowin' in the wind) ; dans l'entrebâillement du blouson en suédine, j'aperçois un bout de col de chemise décoré d'étoiles et de petits cœurs, la photo est noire et blanche mais les cœurs sont sûrement rouges et, sur les genoux, il a une espèce de poupée qu'on ne pourrait pas vendre sur e-Bay. (En fait, si, maintenant, on pourrait !)
A mon âge on a encore de la mémoire en quantité, un peu moins de vision (le long terme est inaccessible), et toujours beaucoup de résistance au souillé, crevard et triste aujourd'hui. Vous avez mille et une fois raison : le contraire de Mallarmé, c'est bien désarmé ! Et à tout ça, nous ajouterons l'humour. Je suis Antée, l'umour, l'umour, l'umour ! D'ailleurs Alfred Jarry (centenaire en vue) appréciait Bloy. C'est comme Bernanos, j'en parle parce que je sais l'importance de l'enfance (l'innocence) dans votre esprit. Lui disait que le monde moderne a pour seuls ennemis, l'enfant et le pauvre.
Ici dans mon poêle thébaïde, beaucoup de travail en cours et notamment terminer ce livre qui devrait vous intéresser (encore faudra-t-il trouver un éditeur qui accepte de le publier). C’est une biographie romancée, autant dire une fausse biographie, celle d’une femme amateur de littérature ; elle correspond avec des auteurs, elle tient un journal dans lequel s’entremêlent des notations de ses activités les plus ordinaires avec des citations des ouvrages qu’elle lit... C’est un travail passionnant à cause des formes diverses que j’utilise (récit, journal, correspondance, voire même entretiens). J’aimerais bien vous en proposer la lecture car vous faites maintenant partie du premier cercle de mes lecteurs, ces personnes à qui l’on pense quand on se relit à la fin d’une journée de travail.
J'ai moi aussi des bons souvenirs de lectures d’enfance sous le tube au néon grésillant, avec de temps en temps, ce soupir de fumée qui remonte dans la cuisinière à charbon. Je ne connais pas le son de votre voix mais j'ai l’impression de l’entendre lorsque je relis votre première lettre, celle qui concernait mes
« Visions d’un jardin ordinaire ». Mes facultés d’émerveillement se font plus discrètes. Il devient difficile de naître à chaque instant quand l'addition des ans approche le bas de la page.
Vous me parlez de votre église interhumaine gombrowiczienne mais je ne suis pas sûr que ce cher Gombrowicz ait voulu créer une église ! J'ai lu l'été dernier, déniché dans la bibliothèque de la Villa Yourcenar, les entretiens qu'il a rédigés pour Dominique de Roux, un moment délectable. Et puisque je parle de la Villa, cela me ramène à
« Mort d’un jardinier », le récit que j’ai écrit durant ma résidence là-bas. Eh bien, je n’ai toujours pas eu la réponse de X. Il mûrit très longuement sa décision. Ah, si c’était vous mon éditeur ! (Oh, peut-être un mot à féminiser ? Vous savez ce que j’en pense.) En tous les cas, soyez sûre, chère M., que vous serez parmi les premières personnes averties lorsque j’aurai une réponse définitive. (Il faudrait pour cela que vous vous décidiez à prendre une connexion et une adresse internet !)
Pour l'empathie, vous avez vu juste et j’apprécie votre réaction à la lecture de
« Un trou dans le monde ». Citation : « Je vous vois comme un oiseau qui va aux bateaux (le fameux albatros ? la colombe et son rameau ?) ». Merci beaucoup, oui, sans doute, au début de ma « carrière », j'étais plutôt albatros, ensuite poulet au petit crâne presque vide, et maintenant je suis devenu un corbeau de 450 ans. Je croasse en cercles autour de moi. Et vous m'entendez. Vous levez la tête. Je suis là. Non ! Là !
Croyez-moi ! Je rêve que je m'éveille.
Je vous salue, M..