jeudi 14 novembre 2013

Reprises de positions - Tom Nisse (9/9)

Ceci dit, la poésie n’est pas que lutte désespérée avec le quotidien, ses mensonges et ses appauvrissements, ses afflictions et la tournure que ça a pris ; elle est aussi hommage, exaltation des manifestations infimes de la vie, de l’intimité vulnérable et de brins de submersions amoureuses – et tentative agile de faire toucher cette intimité à l’universel. Exaltation d’amitiés artistiques aussi, et toujours et encore adresse afin de regarder à travers les fissures de la chape de plomb (fissures qu’elle crée), pour voir et donner à voir et donner à entendre les infinies charges émotionnelles possibles face aux plus menus, aux plus délicats miracles de la vie. Et c’est par là où elle peut remplir une de ses fonctions les plus hautement importantes, l’invention puis l’intervention de nouveaux sentiments, et sentiments nouveaux qu’elle seule est apte à proposer à autrui. Et c’est sans doute sa fonction la plus gracieuse et la plus subversive à la fois. La place qui lui appartient avec le plus de virulence se trouverait donc au lieu d’échange entre l’expression vécue du sensuel le plus nuancé et la position insoumise dans les spasmes maladifs du monde contemporain. Ce lieu est un mouvement perpétuel. S’il est donc question d’un mouvement de va-et-vient entre les émotions personnelles et la place publique, entre l’intime et le vaste du monde, des mondes, il est forcément question de mouvement de vie, précieux, extrêmement précieux mouvement de vie. Mouvement éphémère après mouvement éphémère, et donc mouvement éternel après mouvement éternel. Car où réside l’éternité si ce n’est dans l’instant vécu ? Qui dit mouvement, ou peut-être errance, dit action, action génératrice de souffle. Souffle vital, essentiel dans le vaste des mondes, dans l’ère de Fukushima, en temps de guerre.
Tom Nisse
Bruxelles – Wimereux, été 2011
« Le reste est mystère, et c’est très bien ainsi. »
Antoine Wauters (Liège, 12 juillet 2011)
L'édition originale de Reprises de positions a été publiée sous forme de 140 MI(ni)CROBES numérotés - suppléments de la Revue Microbe, Pont-à-Celles, Belgique, mars 2013, par les soins d'Eric Dejaeger.

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jeudi 7 novembre 2013

Reprises de positions - Tom Nisse (8/9)

Il n’est pas vraiment l’heure d’être optimiste pour autant, le rapport de force linguistique et/ou de visibilité est loin de pencher en faveur de ces certains d’entre nous. Citons ici la conclusion d’un texte récent d’ordre plutôt politique de l’ami poète Serge Delaive : « Notre parole, le Verbe. Et quand les mots se révèlent inutiles, engloutis par le flot continu des mots inutiles, ils conservent encore le devoir d’être énoncés. » A l’intérieur d’une époque qui persécute la liberté, la seule liberté possible réside dans l’action de se battre pour elle. Par tous les moyens opportuns, parmi lesquels la poésie est une lame avec une pointe en diamant. Pendant ce temps, la femme du bourreau fait la vaisselle et la victime consentante visite le salon de l’automobile.
Aussi, être gardien de cette réserve naturelle du langage est, certains d’entre nous le savent, le vivent, hautement risqué. D’une part parce que nous sommes particulièrement exposés à la tristesse du monde, aux blessures de la terre, aux successifs cultes, moribonds et mortifères à la fois, entretenus par les pouvoirs politiques successifs. Et conscients aussi des phénomènes du vide. D’autre part parce qu’il nous incombe aussi d’entretenir une réflexion virulente sur le langage en lui-même, sur la communication et la communicabilité, ainsi que de toiser, et parfois l’abnégation s’introduit, ses limites, étant inévitablement aux antipodes de l’autosatisfaction créatrice. La gestion de notre passion ne saurait admettre la stagnation. Elle réclame la mise en question radicale des limites de la perception. Et des limites de communicabilité de cette perception. Elle réclame de sans arrêt s’aventurer vers les domaines indomptés du signe et du son. Et ce dans un âge de l’humanité où ces domaines sont livrés à une désertification de plus en plus rapide. Toiser de la sorte les limites du langage est aussi jeu de danse tout près des précipices du vide. L’épuisement et l’abattement rôdent, latents, en filigrane. Parfois pourtant, certains d’entre nous arrivent à un endroit, parfois une étape, de calme sérénité épanouie. Tendre vers cela se fait automatiquement mais se mérite aussi. Et se produit la plupart du temps quand le poème, l’œuvre, est achevé et se détache de son géniteur pour vivre sa propre vie à l’état sauvage.


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jeudi 31 octobre 2013

Reprises de positions - Tom Nisse (7/9)

La poésie est ensuite aussi la réserve naturelle de la parole, de l’espèce langage en péril. En effet, dans un contexte où les médias de masse, les discours politiques abrutis et dangereux, ainsi que la publicité ont le monopole du langage et tentent de le transformer en marchandise jetable parmi les autres, de le rendre inoffensif, il est à certains d’entre nous d’une nécessité limpide de tenter de participer à sauvegarder, ou dans le cas échéant de réhabiliter, d’un côté son potentiel de pensée critique et autonome, de l’autre sa part de virtuosité consistant à plonger dans le sublime. Qu’a-t-on à opposer aux médias de masse qui sont les véhicules des calomnies langagières politiciennes et des divertissements spectaculaires infantilisants qui exhortent la sclérose grandissante de la pensée de la foule ? Quant aux discours politiques, après dissection on ne peut que constater qu’ils sont dépourvus d’analyses véritables ainsi que de toute empathie, fondés sur des idéologies grabataires qu’ils tiennent à maintenir en vie à tout prix, et ce à tout prix fonctionne par l’écartement des vérités, par l’obscurantisme, par la manipulation falsificatrice du tangible, par la pratique et le montage du mensonge. A cette entreprise courante la poésie oppose sa capacité à trouver et à offrir des bribes de vérités, bribes coulées en œuvre d’art. Ces bribes de vérités sont ennemies intègres de tout dogme qui prétend détenir une quelconque vérité absolue. La vérité absolue n’existe pas, les vérités existent et sont changeantes parce que la réalité elle aussi est sans cesse mouvante. Autre particularité du discours politique est que, pour maintenir son cap, pour parvenir à ses fins égocentriques, il se fait lui-même façonneur de langage, de néologismes et d’expressions toutes faites ; avec des termes comme « discrimination positive » ou « frappes chirurgicales », il atteint des sommets acides de cynisme – et on constate que le langage répressif et militaire, truffé du zèle du langage managérial et couplé à des adoucissants ésotériques, se banalise un peu plus tous les jours. A cela la poésie oppose sa permanente agilité mutante qui est sémantiquement alerte de manière continuelle et détourne ou réutilise ces slogans officiels pour les épingler, les ridiculiser, dénoncer et anéantir. Aux imbécillités spectaculaires, de plus en plus appelées culture, la poésie oppose sa capacité à trouver et à offrir des voies de descente dans l’essence des sens, dans le sublime. Et puisque la sensibilité aussi se travaille, chacun pourrait, au fond de lui-même, s’y sentir là bien mieux que dans les vacarmes ambiants. Quant à la publicité, là aussi la poésie est antidote potentielle. Adrian Kasnitz, important poète et éditeur de Cologne, a très justement remarqué dans une conversation, que la publicité est, à son stade de vulgarité et de bêtise actuel, presque une aubaine pour la poésie. En effet, a-t-il poursuivi, un nombre croissant de quidams est, avec une dose de dégoût en croissance quasi équivalente, lassé de l’artillerie publicitaire et commence à chercher autre chose. La poésie, et en particulier parce que dans la majorité des cas poème elle est contenue dans une forme assez brève, est une réponse allègrement appropriée aux recherches de ces âmes fatiguées. Quant à la pratique de récupération, puis de transformation en marchandise, par le système dominant de tout ce qui pourrait lui être nuisible, le poème, tel que nous l’invoquons, lui échappera toujours. Notamment grâce à l’énergie de sa fragilité.

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jeudi 24 octobre 2013

Reprises de positions - Tom Nisse (6/9)

Voilà que nous sommes arrivés à l’image. « Quant à l’image poétique, c’est toujours un transfert de sens » a confié Frederico Garcia Lorca. Captation d’abord, transfert ensuite. De l’œil à la bouche. De la bouche à l’oreille. Et de l’œil à la main. De la main à la bouche. De la main à l’œil. De l’œil à l’œil finalement. Réalité perçue, captée par les sens, happée le plus intégralement possible, morcelée en images poétiques composant le poème, qui lui ensuite, par la voix ou la page, est proposé à l’autre, avec le potentiel d’agir sur les sens de cet autre. En diffusant les sens de ses propos. Aujourd’hui, grâce aux précurseurs qui ont ouvert les brèches, toutes les images de la réalité, réalité agissante dans laquelle le poème agit, sont prenables pour constituer l’image poétique. Le papillon et le plasma. Le pylône et la veine. Le torse nu et l’autobus vide. La couleuvre et le gratte-ciel. La fonte des pôles et l’odeur des draps. Le soupir et le soupirail. Le missile et l’iris. L’écran et la fenêtre. Ce qui permet à l’allégorie de désormais être digitale ou encore de rester tributaire du vent. Et « ne l’entendez-vous pas, ainsi raillent des protocoles de miel » (Monika Rinck). Les images, brutes ou ciselées, peuvent dès lors continuer à être exprimées en aperçu ou en fresque, en affirmation du soi ou en fiction, en fragment ou en épopée, du moment que leur construction est peaufinée avec pertinence. Et c’est précisément ici où la rigueur artistique intervient et où l’ego et le nombrilisme sont priés d’abdiquer. Intervention de style donc. L’image poétique réussie est un écho décalé de la réalité dont elle provient. Pour qu’elle soit réussie, il importe d’abord que son matériau de base soit cerné. Ensuite pétri. Ensuite l’assemblage du verbe exige une prudente extase. Une rage détaillée. Une implication tranchée, comme une colonne vertébrale en feu. Feu maîtrisé. Dans l’image poétique chaque mot est de façon rhizomique au service de chaque mot. Chaque couleur de vocable au service de l’ombre et de la lumière de l’image. L’inouï sera plus efficace s’il est discret. La complexité de la structure de l’image opérera favorablement si elle se pare de simplicité. La métaphore, pour atteindre juste, devra être dosée, comme si elle tombait naturellement sous le sens, comme imperceptible au premier abord. L’analogie, avec le même objectif, devra être motivée par la finesse et l’attitude dépouillée. Le jeu de mot, lui, devra servir, dans le meilleur des cas, à accentuer le propos, parfois aussi à entrainer la joie et à souligner la musique. Effectuer ce travail de construction d’images poétiques présuppose-t-il de penchants ? De sensibilité, de talent ? Soyons juste assurés du fait que la sensibilité et le talent se travaillent aussi. Le travail de construction d’images poétiques, par nature, est vraisemblablement proche de celui de l’alchimiste. Les données de base, c’est-à-dire la réalité et le langage qui la désigne, sont là, elles sont ensuite transformées de sorte à ce qu’on obtienne une entité constituée de vers (libres ou traditionnels, selon la situation de l’envie de celui qui écrit ; et qui ne devra jamais oublier l’envergure de la responsabilité qui lui incombe, parce que le vers est l’origine de toute la littérature), entité qui elle transporte l’altérité potentiellement signifiante pour celui qui veut bien la recevoir. Hors de l’ordinaire asphyxiant, ouverte vers le merveilleux envisageable et vers le dépassement évolutif. Une recette peut être la ténacité. Plus on crée plus on créera. Et surtout, plus on crée juste, plus on créera juste. Une autre recette, bien que, et c’est à déplorer, bien trop rare, est l’échange. (D’où peut-être le besoin de théoriser un peu.) Dans le choix de l’assemblage des mots qui formeront l’image poétique intervient l’expérience, certes, mais comme nous avons à faire à des transferts agissants, vivants et spontanés, interviennent aussi, sur le moment même, l’intuition et l’instinct. Eux deux vecteurs de plaisir artistique. Intuition et instinct, donc automatisme, écriture automatique. Mais, cet automatisme ne mène à bon port que grâce au travail effectué en amont et n’exclut pas de retravailler en aval – retravailler selon les mêmes principes d’automatisme d’ailleurs. Quand je dis écriture automatique, je ne me considère cependant aucunement comme post-surréaliste. La poésie était déjà écriture automatique avant que les surréalistes ne codifient le processus. La poésie est donc aussi travail de taupe dans les strates de l’histoire de l’art. Je respecte et connais passablement bien l’apport poétique des surréalistes, je tiens les différentes avant-gardes en très haute estime et m’inspire d’elles ; je suis un fier héritier partiel du Sturm und Drang, du romantisme, de l’expressionnisme, de dada, du surréalisme, du Grand Jeu, de Cobra, de la beat generation, du punk, et également de certains foudroyants francs-tireurs individualistes qui n’ont jamais appartenu à aucune école, à aucun mouvement défini ; ainsi que de certains remarquables élans politiques, l’anarchisme individualiste et l’Internationale Situationniste par exemple. J’explore aussi, avec joie récurrente, avec admiration souvent, les multiples approches poétiques non-occidentales. Mais je m’érige systématiquement en devoir de digérer ces influences, ce « modèle de travail pour la post-avantgarde » comme écrit la poétesse berlinoise Ann Cotten, et d’en forger ma propre voix, résolument inscrite dans notre époque, ou extraite de notre époque, dont elle est l’incomplet scribe. A cela s’ajoute que je ressens dans ces sphères de références une fraternité qui est bien plus qu’affective, et qui me tient très particulièrement à cœur, celle envers le surréalisme belge, notamment parce que le groupe surréaliste belge est encore bien vivant (bien que souvent discret, c’est son choix) et qu’il poursuit ses activités avec le génie qui a été le sien depuis ses débuts. Les esprits de Nougé et de Mariën veillent bel et bien.
Ensuite, je me considère, je me veux, après beaucoup de travaux de débroussaillage et beaucoup d’expérimentations préalables, éloigné de l’hermétisme opaque et de l’effet pour l’effet. Une des résultantes de cette volonté d’éloignement aux démarches des pratiquants de l’ultra-conceptuel, qui exaspèrent souvent considérablement, est un certain regain de réalisme. Pas un réalisme descriptif ou naturaliste, mais réalisme parce que compagnon de poésie intrinsèquement mêlée à la réalité perçue et vécue. Lâchage de meutes de rats experts en dynamite dans les soubassements des tours d’ivoire. A côté ensuite de ce souci de poésie que je me permets d’appeler pure, il y a la possibilité mise en acte d’écrire, de pratiquer, de chérir la performance poétique, la poésie sonore, et aussi le cut-up, le détournement, les proses poétiques, la prose politique, ainsi que la prose de proximité. Certains d’entre nous, considérant le tout comme un tout, et ils n’ont certainement pas tort, injectent aussi leur poésie dans des nouvelles et des romans. Et là-dedans il y a maintenant aussi cette voie d’écriture poétique déjà évoquée plus haut, qui défie toutes les catégories littéraires admises, qui ne saurait être classifiée en genre, et qui est tellement libre qu’elle ne supporte pas qu’on l’aborde à tort et à travers.

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jeudi 17 octobre 2013

Reprises de positions - Tom Nisse (5/9)

La poésie ensuite est aussi travail de construction, de structure et de style. De construction linguistique d’images qui rendent la réalité diffuse du monde compacte. De structure formelle méticuleuse qui a comme objectif évident d’être le soutien esthétique du propos ; c’est ici que les contraintes peuvent faire éclore des surplus de beauté et de poignantes scintillations de sens. Intervention de style. De construction rythmique et musicale également, ça va de soi. Concernant le rythme, concédons que la métrique est depuis plus de cent ans pour le moins informelle. Ce qui ne veut cependant pas dire du tout qu’il faut la négliger. Même si de nos jours ceux qui comptent les syllabes sont aussi rares que le trèfle est mauve, la métrique est inhérente au poème, qu’on le veuille ou non. Elle est son pouls. Si elle est absente, comme ça a par le passé intentionnellement pu être le cas dans certaines expérimentations poétiques, elle doit être remplacée par une unité stylistique appropriée (procédé sonore, ellipse, répétition ou autre) avec le tact clairvoyant qui s’impose alors. Si par contre elle est négligée ou traitée avec dédain, le poème est nul et non advenu. On ira donc, avec un soin et une attention extrêmes, la trouver dans la respiration, dans les césures voulues, dans la percussion des consonnes, dans le choix des vers longs ou courts et l’alternance ou l’absence d’alternance entre ceux-ci. Dans les astuces de la mise en page aussi. Dans le souffle de l’encre et dans le souffle du souffle. Il n’est ensuite absolument pas désuet d’avoir recours aux formes de versification classiques, ni à la rime précise, au contraire, cela peut s’avérer être une cogitation stimulante autant qu’un apprentissage décisif de rigueur. Si la métrique est le pouls du poème, la musique est l’articulation de sa portée dans l’espace. Le poème préfère ne pas être boiteux, le poème préfère toujours la danse, même, ou peut-être surtout, dans ses périodes les plus sombres. Parce que, plus la musique qu’il exhale sera intense, plus il s’ancrera. Et donc opérera. La palette des possibilités de composition musicale est sans conteste des plus larges. Depuis la modernité, des procédés tels la dissonance, la cassure, l’infraction ou encore le minimalisme, et son contraire, l’avalanche, ont prouvé leur indéniable (indéniable et offensive) faculté de déploiement de nouveaux spectres conquérants légués au poème. Néanmoins, il faut de nouveau rester vigilant, ce qui il y a quelques décennies était réussite effervescente, parce que participant à la fronde, doit aujourd’hui être manié avec la précaution appropriée. La poésie exècre la redondance. Elle charrie son histoire mais ne doit jamais s’immobiliser sur un quelconque acquis de celle-ci. Pourtant, elle la charrie son histoire, les techniques classiques d’obtention de musicalité restent valables et n’ont rien perdu en vigueur. L’allitération, par exemple, et ne prenons qu'elle comme exemple, mon intention n’étant pas de faire un traité de versification, demeure particulièrement envoûtante, si elle est manipulée avec tout le raffinement que son raffinement inhérent potentiel exige. La recherche de la mélodie a pu être, à travers les âges, une des obsessions principales de certains des meilleurs poètes. Chez d’autres, tout aussi marquants, mais animés par d’autres motivations, elle n’aura été qu’un moyen. Pour ma part, je dirai que c’est le lieu de matrice du poème qui décide de telle ou telle prépondérance. Quoi qu’il en soit, le rythme et la musique siègent indiscutablement parmi les fondements premiers de la poésie. Tentation de musicalité cohérente en symbiose avec les visées sémantiques de la parole, c’est ainsi que peut frapper le poème qui se respecte. J’affirme ensuite aussi que l’écriture poétique est écriture automatique, en effet le mot suivant vient bousculer le précédent, et l’image naît ainsi automatiquement.

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jeudi 10 octobre 2013

Reprises de positions - Tom Nisse (4/9)

Passons de la grande histoire au petit milieu. Il est tout aussi important pour moi, de la même manière que je me démarque (sans malveillance) du slam, de me démarquer de ce qu’il serait convenu d’appeler la vieille garde. Bien que dans chaque génération de protagonistes artistiques, (les poètes eux aussi sont protagonistes…) il y ait la minorité de ceux qui brillent plus fort que la nuit, avec leurs « lèvres de vitre » (Tom Gutt), et lesquels sont et restent admirables et sortiront toujours du lot, il y a tous les autres qui tiennent leur soi-disant notoriété (et qui souvent est basée sur une écriture consistant en de l’assemblage stérile d’images coupées de la réalité pulsante) pour grandeur acquise, qui se passent le sceptre entre eux, se félicitent mutuellement et sont hostiles à des voix divergentes, dangereusement novatrices, car qui sait, celles-ci pourraient les détrôner. Ils sont certes ouverts à certains plus ou moins jeunes qu’ils admettent dans leurs cercles et filiations, à condition que ceux-ci écrivent plus ou moins de la même manière qu’eux et qu’ils les considèrent comme maîtres jusqu’à ce que mort s’en suive. En d’autres termes, à condition qu’ils se soumettent. Ils sont ensuite plus ou moins ouverts à certains d’entre nous, quand ceux-là s’imposent parce que la valeur de leur travail poétique s’avère tout simplement indéniable. Souvent, ceux de ladite vieille garde sont aussi éditeurs ou critiques littéraires, ils étouffent donc plus la poésie qu’ils ne la soutiennent. Que ceux qui se sentent visés se sentent visés. J’écris ceci depuis le microcosme de la Belgique francophone (où il y a cependant eu l’exception, l’exact opposé, l’infatigable, magnifique et tant regretté Jacques Izoard), je ne suis pas sûr que dans d’autres contrées francophones la situation du milieu soit la même, mais j’ai cru humer que les différences ne sont pas criantes. Si pourtant il n’en était rien de cette suspicion, je ne pourrais que m’en féliciter. En tout cas, la situation est radicalement différente en Allemagne où les aînés encouragent avec enthousiasme les nouvelles voix foisonnantes, où la fraternité en poésie est palpable, où la critique littéraire est à l’affût, où les échanges sont solidaires et amicaux, avec leurs lacunes aussi bien sûr, mais ceci en dépit d’une multitude impressionnante d’approches dissemblables, toutes talentueuses, quelques-unes incontournables ; et où en conséquence les éditeurs sont généreux, les revues actives et courageuses bien que très exigeantes, les lecteurs et auditeurs nombreux. Ne serait-ce pas plutôt de la sorte qu’un authentique activisme poétique devrait être considéré et mis en œuvre ? Et non par des attitudes qui ressemblent étrangement à celles de politiciens qui louchent frénétiquement en direction du pouvoir.

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vendredi 4 octobre 2013

Reprises de positions - Tom Nisse (3/9)

Pour
Nous l’avons dit, bien que nous soyons relativement jeunes, nous ne faisons pas de slam. Nous faisons de la poésie. Qui sommes-nous donc, poètes aujourd’hui, non pas poètes maudits mais poètes qui ont leur mot à dire, quel rôle certains d’entre nous estiment-ils pouvoir attribuer à la poésie ? Et, de surcroît, qu’avons-nous pu découvrir et réaliser à travers notre écriture et sa confrontation à différents publics depuis un certain nombre d’années, qu’est-ce qui affine et dynamise notre position et notre geste ?
D’abord, il est notablement important pour moi d’affirmer que le poète n’est pas seulement un type qui de temps en temps ou à longueur de journée note ses inspirations soudaines successives, à quoi, malheureusement, nombre de jeunes gens semblent restreindre l’image de la poésie actuellement. Ce qui traduit un manque flagrant de subtilité. J’affirme, et un peu rageusement, que la poésie est aussi un travail de réflexion. De pensée philosophique, politique, historique, artistique interdisciplinaire, de vision cheminant toujours, sans souffrir des limites mais soucieux de l’efficacité des contraintes choisies, vers le plus haut degré de lucidité quant à l’entourage immédiat ou mondial ; et cette pensée doit résolument tendre vers la liberté. Vers la liberté dans tous les domaines cités. Nous l’avons vu, la poésie retranscrit, ausculte puis sculpte verbalement le quotidien de différents cadres lesquels forment la réalité de nos sociétés. Leur réalité mentale et émotionnelle, mais aussi crûment prosaïquement politique. Une réalité régie. Par le pouvoir politique. En mouvement dans celle-ci, la poésie est action bien plus que contemplation ou inspiration subite. Elle est perception agissante remodelant dans des formes indépendantes la réalité perçue. Une réalité régie par les états et leurs lois, par les politiques économiques et ce qu’elles infligent à la terre, par des discours uniformisés et ce qu’ils infligent à la conscience et l’inconscience collective. Par la science et la technologie aussi, tous deux au service de ce pouvoir politique et économique. Pour voir véritablement, il faut s’écarter. Une poésie véritable s’écrit donc à la marge de la marche de l’histoire pour être apte à puiser dans celle-ci avec plus de justesse. Cette parfois nommée grande histoire, qui est la donneuse de directives à toutes les petites histoires, les individuelles, repues ou tragiques. Histoire régie par des pouvoirs politiques qu’André Blavier, dans un texte sur la peinture de Jane Graverol, résume ainsi : « le pouvoir déchu des "hiérarchies", dont l’histoire nous livre à cru saignant la dérisoire succession ». Contre le pouvoir ainsi identifié, ce pouvoir qui n’a d’autre but que lui-même et ses propres intérêts, et ce en poussant devant lui une charrette remplie de centaines de milliers de victimes, de mutilés, d’exploités, de refoulés, d’aliénés, en tapissant les parois de la charrette de cynisme, de falsification historique, de mensonge, de pathologies discursives et de paternalisme gluant, poussant cette charrette en direction d’un avenir qui se profile comme étant définitivement désastreux, le progrès et toutes les ruines et tous les squelettes désarticulés qu’il annonce – contre ce pouvoir, la poésie doit sans relâche affirmer la puissance. La puissance d’évocation, de création, de respiration, de rêve frontal, de mémoire, et même, quand nécessaire, et c’est le plus souvent le cas, de scandale linguistique et de recherches destructrices. Recherches qui aboutissent chez certains d’entre nous, ceux qui continuent à ne pas ignorer que la destruction est préambule au faire de la place pour du nouveau. Sous cet angle, qui est un angle indispensable, la poésie est action vitale et désespérée, action mise en paroles, paroles créatrices participant à une volonté de liberté continuelle, de manière allusive et directe à la fois, de par là même où elle est insoumission sémantique. Déverrouillage mental. Issu de voyance impliquée. Pour.

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jeudi 26 septembre 2013

Reprises de positions - Tom Nisse (2/9)

Oralité
Comme ça l’a toujours, à des périodes et des degrés d’intensités variables, été le cas en poésie, l’oralité est un aspect important dans le travail de certains d’entre nous. Pour trois raisons essentiellement : le public, le corps ainsi que le contenu et sa forme.
Le public. Être debout devant un public dans un espace donné ou pris, que ce soit théâtre, centre culturel, bistrot, école, bibliothèque, hôpital psychiatrique, prison, squat, cave, trottoir, permet, de façon très directe, de confronter des personnes à notre parole. Confronter des personnes à notre parole, parfois complexe et invariablement très fermement, très nettement en opposition aux exclamations stridentes médiatiques, politiquement hystériques, pseudo-scientifiques et vulgairement publicitaires, et en l’occurrence des personnes qui ne sont pas nécessairement attirés de prime abord par la littérature et plus particulièrement par la poésie contemporaine. Confrontés dans un espace-temps limité à la littérature, à la poésie telle que certains d’entre nous la pratiquent. Pour inciter, élargir, partager, remuer. Diffusion directe. Et physique.
Le corps. La voix principalement, mais aussi le corps tout entier. Ce qui nous crée une distance au cliché usé du poète accroupi sur sa page, le regard laiteux foudroyé par l’inspiration lyrique. Ce qui nous crée une tension musculaire et cérébrale aiguisée et profonde à la fois. Tension physique, psychique et émotionnelle, naissant dans des moments d’exception, moments d’avancées dans l’expérience personnelle et celle partagée ; et par extension durables dans l’art de se façonner, au même titre que de façonner son œuvre : mouvement qui va irrémédiablement toujours dans les deux sens. Tension vitale dans le quotidien urbain contemporain assommant. Dans l’entreprise d’empoisonnement massif du paysage. A l’époque des pornographies et des frustrations maculant tant d’inexpérimenté sur leur passage. Pendant l’ère de Fukushima. En temps de guerre ininterrompue.
Le contenu et la forme donc... Aujourd’hui, quand les gens apprennent qu’il y aura des poètes sur scène ils demandent beaucoup trop fréquemment confirmation qu’il y aura du slam. Le slam a son histoire, il parle aujourd’hui à travers des voix plus ou moins percutantes ou écœurantes des problématiques urbaines, des phénomènes politiques et socioculturels, des visions et vécus individuels quotidiens. Le slam est né dans la rue dans les années ’70 aux Etats-Unis, mais peu sont ceux qui se rappellent de Patti Smith ou des Last Poets ou même du Black Panther Party, le slam a été popularisé en Europe il y a environ dix ans, et s’est déjà fait partiellement récupérer par la société marchande. Il y a d’autres formes que lui pour dire le monde et l’intimité, pour donner à entendre. Il y a notamment ce qui est appelé la lecture classique, il y a le spoken word, la poésie sonore, l’improvisation poétique, la poésie action, l’adaptation théâtrale, il y a la performance poétique. C’est envers la première, qui est à réinterroger, et envers la dernière, qui est à inventer sans cesse, que je ressens le plus de proximité sensuelle concernant mes désirs d’expression scénique personnels. Evidemment, toutes les formes évoquées me touchent et ont droit à mon honnête révérence quand elles atteignent ou dépassent le niveau de prestation attendu. Et heureusement il n’y a pas de frontières claires, ni de hiérarchies, entre toutes ces disciplines, les formes hybrides et métissées ont droit au chapitre. Des formes poétiques hybrides d’écriture et de parole orale qui échappent aux classifications littéraires traditionnelles et qui ainsi, de manière drainante, élargissent les champs d’expression. Ensuite le niveau est sans concession tributaire de travail d’écriture, de travail de voix et de posture, de rythme, de concentration et de générosité. Et le microphone est une entité redoutable. Peut alors se créer, se propulser, l’impact potentiel, concluant si, et seulement si, le fond et la forme du dire le monde et l’intimité s’étreignent, se solidarisent mutuellement, se confirment et se consolident l’un l’autre – mouvement qui va irrémédiablement toujours dans les deux sens. Peut alors chez le public surgir une prise de conscience, ou l’esquisse d’une prise de conscience, que le monde peut être vu, et donc être vécu, autrement que dans l’imbroglio néfaste, mentalement lamentable, qui est imposé (imbroglio organisé ; mono-capitaliste, d’un néolibéralisme obstiné et hautain, de course à la consommation de valeurs criardes autant que futiles, écologiquement suicidaire, raciste et néocolonial, religieusement belliqueux, répressif et sécuritaire à outrance, artistiquement vendu et grossièrement spectaculaire – et qui martèle et martèle la psyché collective) et duquel l’affligeante majorité ne se soustrait pas. Tristan Tzara nous l’avait dit : « J’étais, il y a quelques jours, à une réunion d’imbéciles. Il y avait beaucoup de monde ». Quant aux conséquences de la situation de l’imbroglio subi, elles sont tellement inimaginables qu’on peut les imaginer… Il est impératif derechef, de créer les situations altérées. Question cruciale du dialogue. De tenter de les créer et même d’y éprouver de l’amusement féroce. Enclaves malgré tout. La diffusion de la poésie est effectivement, oui, d’extrême urgence. Malgré l’adversité agressive des sons de glotte dominants du système dominant. Corollaire encourageant de l’agissement de certains d’entre nous : constater que depuis quelques années l’intérêt du public est grandissant. Et bien sûr, l’oralité, la scène, permettent aussi le défi et le plaisir de l’échange inter-artistique. Et puis, l’oralité est aussi un des meilleurs moyens de brandir les livres. Pour la situation de l’envie de celui qui.
Tom Nisse
à suivre...


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jeudi 19 septembre 2013

Reprises de positions - Tom Nisse (1/9)

Chaque jeudi, pendant les 9 prochaines semaines, nous publierons au Silo ces Reprises de positions rédigées par le poète Tom Nisse
L'édition originale de Reprises de positions a été publiée sous forme de 140 MI(ni)CROBES numérotés - suppléments de la Revue Microbe, Pont-à-Celles, Belgique, mars 2013, par les soins d'Eric Dejaeger.

« Un ciel pâle, sur un monde qui finit de décrépitude, va peut-être partir avec les nuages : les lambeaux de la pourpre usée des couchants déteignent dans une rivière dormant à l’horizon submergé de rayons et d’eau. Les arbres s’ennuient et, sous leur feuillage blanchi (de la poussière du temps plutôt que celle des chemins), monte la maison en toile du Montreur de choses Passées : maint réverbère attend le crépuscule et ravive les visages d’une malheureuse foule, vaincue par la maladie immortelle et le péché des siècles, d’hommes près de leurs chétives complices enceintes des fruits misérables avec lesquels périra la terre. »
Stéphane Mallarmé
« Avec ce que tu fais de ta langue je te dirai ce que tu fais de ta société »
Serge Pey
Nous
Nous sommes quelques-uns à vouloir donner à entendre, à errer dans ces zones brumeuses où couve le début de la création (zone-souvenir, zone-immédiat, zone-désir, avec leurs énergies respectives) – à s’agenouiller afin de s’efforcer d’en excaver matrices de poésie, puis à se relever pour errer encore, avec des buts bien précis. L’errance ici est une action libre et autonome. Parfois la rencontre a eu lieu parce qu’il le fallait. Parfois aussi le désir vite devenu concret. Emmêlements spontanés ou contacts prémédités des trajectoires de nos voix singulières. Textes limitrophes peuvent, devraient se côtoyer. Pour donner à entendre, pour faire livre aussi, déposable, à reprendre, selon la situation de l’envie de celui qui. Nous nous attelons également à explorer d’autres supports artistiques et techniques possibles. Pour faire acte, empreinte aux contours variablement salutaires. Malgré.
Matrices de poésie : jaillissements de ces zones brumeuses où couve le début de la création, et qui s’inscrivent alors dans les cadres. Nos villes, le quotidien de ces villes, l’Occident qu’elles symbolisent et incarnent, la réalité planétaire à laquelle elles ont part. A cette captation du quotidien urbain, et la manière individuelle de le traverser, se marient les campagnes désolées, les forêts condamnées, les cieux laminés, et voici qu’opère souverainement, avec force revendicatrice, la nostalgie du « Montreur de choses Passées ». Nous ne saurions oublier non plus, en aucun cas, l’amour, puissance première. Nous ne saurions oublier à quel point il a été coincé, rendu exsangue, rendu monnayable. Nous ne saurions oublier à quel point il a été formaté par les religions et les étroitesses sociales, ni à quel point il a été déstabilisé par la poussée à la surconsommation de ses sous-formes – dans les deux cas il s’agit de psychoses sans grand doute incurables. En amour, pour certains d’entre nous, il s’agit donc de revanche exprimée, brute dans sa sincérité. Le dernier jaillissement enfin, et il ne pourrait en être autrement, est lui imputable au cadre qui sont les catastrophes de l’actualité immédiate qui résonnent partout, tordues. La guerre. Fukushima.
Tom Nisse
à suivre...

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posted by Lucien Suel at 07:17 0 comments