Reprises de positions - Tom Nisse (7/9)
La
poésie est ensuite aussi la réserve naturelle de la parole, de
l’espèce langage en péril. En effet, dans un contexte où les
médias de masse, les discours politiques abrutis et dangereux, ainsi
que la publicité ont le monopole du langage et tentent de le
transformer en marchandise jetable parmi les autres, de le
rendre inoffensif,
il est à certains d’entre nous d’une nécessité limpide de
tenter de participer à sauvegarder, ou dans le cas échéant de
réhabiliter, d’un côté son potentiel de pensée critique et
autonome, de l’autre sa part de virtuosité consistant à plonger
dans le sublime. Qu’a-t-on à opposer aux médias de masse qui sont
les véhicules des calomnies langagières politiciennes et des
divertissements spectaculaires infantilisants qui exhortent la
sclérose grandissante de la pensée de la foule ? Quant aux
discours politiques, après dissection on ne peut que constater
qu’ils sont dépourvus d’analyses véritables ainsi que de toute
empathie, fondés sur des idéologies grabataires qu’ils tiennent à
maintenir en vie à tout prix, et ce à tout prix fonctionne par
l’écartement des vérités, par l’obscurantisme, par la
manipulation falsificatrice du tangible, par la pratique et le
montage du mensonge. A cette entreprise courante la poésie oppose sa
capacité à trouver et à offrir des bribes de vérités, bribes
coulées en œuvre d’art. Ces bribes de vérités sont ennemies
intègres de tout dogme qui prétend détenir une quelconque vérité
absolue. La vérité absolue n’existe pas, les vérités existent
et sont changeantes parce que la réalité elle aussi est sans cesse
mouvante. Autre particularité du discours politique est que, pour
maintenir son cap, pour parvenir à ses fins égocentriques, il se
fait lui-même façonneur de langage, de néologismes et
d’expressions toutes faites ; avec des termes comme
« discrimination positive » ou « frappes
chirurgicales », il atteint des sommets acides de cynisme –
et on constate que le langage répressif et militaire, truffé du
zèle du langage managérial et couplé à des adoucissants
ésotériques, se banalise un peu plus tous les jours. A cela la
poésie oppose sa permanente agilité mutante qui est sémantiquement
alerte de manière continuelle et détourne ou réutilise ces slogans
officiels pour les épingler, les ridiculiser, dénoncer et anéantir.
Aux imbécillités spectaculaires, de plus en plus appelées culture,
la poésie oppose sa capacité à trouver et à offrir des voies de
descente dans l’essence des sens, dans le sublime. Et puisque la
sensibilité aussi se travaille, chacun pourrait, au fond de
lui-même, s’y sentir là bien mieux que dans les vacarmes
ambiants. Quant à la publicité, là aussi la poésie est antidote
potentielle. Adrian Kasnitz, important poète et éditeur de Cologne,
a très justement remarqué dans une conversation, que la publicité
est, à son stade de vulgarité et de bêtise actuel, presque une
aubaine pour la poésie. En effet, a-t-il poursuivi, un nombre
croissant de quidams est, avec une dose de dégoût en croissance
quasi équivalente, lassé de l’artillerie publicitaire et commence
à chercher autre chose. La poésie, et en particulier parce que dans
la majorité des cas poème elle est contenue dans une forme assez
brève, est une réponse allègrement appropriée aux recherches de
ces âmes fatiguées. Quant à la pratique de récupération, puis de
transformation en marchandise, par le système dominant de tout ce
qui pourrait lui être nuisible, le poème, tel que nous l’invoquons,
lui échappera toujours. Notamment grâce à l’énergie de sa
fragilité.
Libellés : Poésie, Reprises de positions, Tom Nisse
5 Comments:
Cette série est passionnante.
Merci.
Merci ami. Je transfère à Tom.
« ...grâce à l'énergie de sa fragilité ».
Superbement dit! Je relis et je retiens pour longtemps.
Merci,
Christiane L.
"divertissements spectaculaires infantilisants qui exhortent la sclérose grandissante de la pensée de la foule ?"
@Christiane L. Merci. Je transmets à Tom.
@GF. Merci de votre visite au Silo, cher Gustave.
Pour écrire à Tom Nisse : nisse [at] collectifs [[point] net
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