Reprises de positions - Tom Nisse (6/9)
Voilà
que nous sommes arrivés à l’image. « Quant à l’image
poétique, c’est toujours un transfert de sens » a confié
Frederico Garcia Lorca. Captation d’abord, transfert ensuite. De
l’œil à la bouche. De la bouche à l’oreille. Et de l’œil à
la main. De la main à la bouche. De la main à l’œil. De l’œil
à l’œil finalement. Réalité perçue, captée par les sens,
happée le plus intégralement possible, morcelée en images
poétiques composant le poème, qui lui ensuite, par la voix ou la
page, est proposé à l’autre, avec le potentiel d’agir sur les
sens de cet autre. En diffusant les sens de ses propos. Aujourd’hui,
grâce aux précurseurs qui ont ouvert les brèches, toutes les
images de la réalité, réalité agissante dans laquelle le poème
agit, sont prenables pour constituer l’image poétique. Le papillon
et le plasma. Le pylône et la veine. Le torse nu et l’autobus
vide. La couleuvre et le gratte-ciel. La fonte des pôles et l’odeur
des draps. Le soupir et le soupirail. Le missile et l’iris. L’écran
et la fenêtre. Ce qui permet à l’allégorie de désormais être
digitale ou encore de rester tributaire du vent. Et « ne
l’entendez-vous pas, ainsi raillent des protocoles de miel »
(Monika Rinck). Les images, brutes ou ciselées, peuvent dès lors
continuer à être exprimées en aperçu ou en fresque, en
affirmation du soi ou en fiction, en fragment ou en épopée, du
moment que leur construction est peaufinée avec pertinence. Et c’est
précisément ici où la rigueur artistique intervient et où l’ego
et le nombrilisme sont priés d’abdiquer. Intervention de style
donc. L’image poétique réussie est un écho
décalé de
la réalité dont elle provient. Pour qu’elle soit réussie, il
importe d’abord que son matériau de base soit cerné. Ensuite
pétri. Ensuite l’assemblage du verbe exige une prudente extase.
Une rage détaillée. Une implication tranchée, comme une colonne
vertébrale en feu. Feu maîtrisé. Dans l’image poétique chaque
mot est de façon rhizomique au service de chaque mot. Chaque couleur
de vocable au service de l’ombre et de la lumière de l’image.
L’inouï sera plus efficace s’il est discret. La complexité de
la structure de l’image opérera favorablement si elle se pare de
simplicité. La métaphore, pour atteindre juste, devra être dosée,
comme si elle tombait naturellement sous le sens, comme imperceptible
au premier abord. L’analogie, avec le même objectif, devra être
motivée par la finesse et l’attitude dépouillée. Le jeu de mot,
lui, devra servir, dans le meilleur des cas, à accentuer le propos,
parfois aussi à entrainer la joie et à souligner la musique.
Effectuer ce travail de construction d’images poétiques
présuppose-t-il de penchants ? De sensibilité, de talent ?
Soyons juste assurés du fait que la sensibilité et le talent se
travaillent aussi. Le travail de construction d’images poétiques,
par nature, est vraisemblablement proche de celui de l’alchimiste.
Les données de base, c’est-à-dire la réalité et le langage qui
la désigne, sont là, elles sont ensuite transformées de sorte à
ce qu’on obtienne une entité constituée de vers (libres ou
traditionnels, selon la situation de l’envie de celui qui écrit ;
et qui ne devra jamais oublier l’envergure de la responsabilité
qui lui incombe, parce que le vers est l’origine de toute
la
littérature), entité qui elle transporte l’altérité
potentiellement signifiante pour celui qui veut bien la recevoir.
Hors de l’ordinaire asphyxiant, ouverte vers le merveilleux
envisageable et vers le dépassement évolutif. Une recette peut être
la ténacité. Plus on crée plus on créera. Et surtout, plus on
crée juste, plus on créera juste. Une autre recette, bien que, et
c’est à déplorer, bien trop rare, est l’échange. (D’où
peut-être le besoin de théoriser un peu.) Dans le choix de
l’assemblage des mots qui formeront l’image poétique intervient
l’expérience, certes, mais comme nous avons à faire à des
transferts agissants, vivants et spontanés, interviennent aussi, sur
le moment même, l’intuition et l’instinct. Eux deux vecteurs de
plaisir artistique. Intuition et instinct, donc automatisme, écriture
automatique. Mais, cet automatisme ne mène à bon port que grâce au
travail effectué en amont et n’exclut pas de retravailler en aval
– retravailler selon les mêmes principes d’automatisme
d’ailleurs. Quand je dis écriture automatique, je ne me considère
cependant aucunement comme post-surréaliste. La poésie était déjà
écriture automatique avant que les surréalistes ne codifient le
processus. La poésie est donc aussi travail de taupe dans les
strates de l’histoire de l’art. Je respecte et connais
passablement bien l’apport poétique des surréalistes, je tiens
les différentes avant-gardes en très haute estime et m’inspire
d’elles ; je suis un fier héritier partiel du Sturm und
Drang, du romantisme, de l’expressionnisme, de dada, du
surréalisme, du Grand Jeu, de Cobra, de la beat generation, du punk,
et également de certains foudroyants francs-tireurs individualistes
qui n’ont jamais appartenu à aucune école, à aucun mouvement
défini ; ainsi que de certains remarquables élans politiques,
l’anarchisme individualiste et l’Internationale Situationniste
par exemple. J’explore aussi, avec joie récurrente, avec
admiration souvent, les multiples approches poétiques
non-occidentales. Mais je m’érige systématiquement en devoir de
digérer ces influences, ce « modèle de travail pour la
post-avantgarde » comme écrit la poétesse berlinoise Ann
Cotten, et d’en forger ma propre voix, résolument inscrite dans
notre époque, ou extraite de notre époque, dont elle est
l’incomplet scribe. A cela s’ajoute que je ressens dans ces
sphères de références une fraternité qui est bien plus
qu’affective, et qui me tient très particulièrement à cœur,
celle envers le surréalisme belge, notamment parce que le groupe
surréaliste belge est encore bien vivant (bien que souvent discret,
c’est son choix) et qu’il poursuit ses activités avec le génie
qui a été le sien depuis ses débuts. Les esprits de Nougé et de
Mariën veillent bel et bien.
Ensuite,
je me considère, je me veux, après beaucoup de travaux de
débroussaillage et beaucoup d’expérimentations préalables,
éloigné de l’hermétisme opaque et de l’effet pour l’effet.
Une des résultantes de cette volonté d’éloignement aux démarches
des pratiquants de l’ultra-conceptuel, qui exaspèrent souvent
considérablement, est un certain regain de réalisme. Pas un
réalisme descriptif ou naturaliste, mais réalisme parce que
compagnon de poésie intrinsèquement mêlée à la réalité perçue
et vécue. Lâchage de meutes de rats experts en dynamite dans les
soubassements des tours d’ivoire. A côté ensuite de ce souci de
poésie que je me permets d’appeler pure, il y a la possibilité
mise en acte d’écrire, de pratiquer, de chérir la performance
poétique, la poésie sonore, et aussi le cut-up, le détournement,
les proses poétiques, la prose politique, ainsi que la prose de
proximité. Certains d’entre nous, considérant le tout comme un
tout, et ils n’ont certainement pas tort, injectent aussi leur
poésie dans des nouvelles et des romans. Et là-dedans il y a
maintenant aussi cette voie d’écriture poétique déjà évoquée
plus haut, qui défie toutes les catégories littéraires admises,
qui ne saurait être classifiée en genre, et qui est tellement libre
qu’elle ne supporte pas qu’on l’aborde à tort et à travers.
Libellés : Poésie, Reprises de positions, Tom Nisse
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