Reprises de positions - Tom Nisse (3/9)
Pour
Nous
l’avons dit, bien que nous soyons relativement jeunes, nous ne
faisons pas de slam. Nous faisons de la poésie. Qui sommes-nous
donc, poètes aujourd’hui, non pas poètes maudits mais poètes qui
ont leur mot à dire, quel rôle certains d’entre nous estiment-ils
pouvoir attribuer à la poésie ? Et, de surcroît,
qu’avons-nous pu découvrir et réaliser à travers notre écriture
et sa confrontation à différents publics depuis un certain nombre
d’années, qu’est-ce qui affine et dynamise notre position et
notre geste ?
D’abord,
il est notablement important pour moi d’affirmer que le poète
n’est pas seulement un type qui de temps en temps ou à longueur de
journée note ses inspirations soudaines successives, à quoi,
malheureusement, nombre de jeunes gens semblent restreindre l’image
de la poésie actuellement. Ce qui traduit un manque flagrant de
subtilité. J’affirme, et un peu rageusement, que la poésie est
aussi un travail de réflexion. De pensée philosophique, politique,
historique, artistique interdisciplinaire, de vision cheminant
toujours, sans souffrir des limites mais soucieux de l’efficacité
des contraintes choisies, vers le plus haut degré de lucidité quant
à l’entourage immédiat ou mondial ; et cette pensée doit
résolument tendre vers la liberté. Vers la liberté dans tous les
domaines cités. Nous l’avons vu, la poésie retranscrit, ausculte
puis sculpte verbalement le quotidien de différents cadres lesquels
forment la réalité de nos sociétés. Leur réalité mentale et
émotionnelle, mais aussi crûment prosaïquement politique. Une
réalité régie. Par le pouvoir politique. En mouvement dans
celle-ci, la poésie est action bien plus que contemplation ou
inspiration subite. Elle est perception agissante remodelant dans des
formes indépendantes la réalité perçue. Une réalité régie par
les états et leurs lois, par les politiques économiques et ce
qu’elles infligent à la terre, par des discours uniformisés et ce
qu’ils infligent à la conscience et l’inconscience collective.
Par la science et la technologie aussi, tous deux au service de ce
pouvoir politique et économique. Pour voir véritablement, il faut
s’écarter. Une poésie véritable s’écrit donc à la marge de
la marche de l’histoire pour être apte à puiser dans celle-ci
avec plus de justesse. Cette parfois nommée grande histoire, qui est
la donneuse de directives à toutes les petites histoires, les
individuelles, repues ou tragiques. Histoire régie par des pouvoirs
politiques qu’André Blavier, dans un texte sur la peinture de Jane
Graverol, résume ainsi : « le pouvoir déchu des
"hiérarchies", dont l’histoire nous livre à cru
saignant la dérisoire succession ». Contre le pouvoir ainsi
identifié, ce pouvoir qui n’a d’autre but que lui-même et ses
propres intérêts, et ce en poussant devant lui une charrette
remplie de centaines de milliers de victimes, de mutilés,
d’exploités, de refoulés, d’aliénés, en tapissant les parois
de la charrette de cynisme, de falsification historique, de mensonge,
de pathologies discursives et de paternalisme gluant, poussant cette
charrette en direction d’un avenir qui se profile comme étant
définitivement désastreux, le progrès
et toutes les ruines et tous les squelettes désarticulés qu’il
annonce – contre ce pouvoir, la poésie doit sans relâche affirmer
la puissance. La puissance d’évocation, de création, de
respiration, de rêve frontal, de mémoire, et même, quand
nécessaire, et c’est le plus souvent le cas, de scandale
linguistique et de recherches destructrices. Recherches qui
aboutissent chez certains d’entre nous, ceux qui continuent à ne
pas ignorer que la destruction est préambule au faire de la place
pour du nouveau. Sous
cet angle, qui est un angle indispensable, la poésie est action
vitale et désespérée, action mise en paroles, paroles créatrices
participant à une volonté de liberté continuelle, de manière
allusive et directe à la fois, de par là même où elle est
insoumission sémantique. Déverrouillage mental. Issu de voyance
impliquée. Pour.
Libellés : Poésie, Reprises de positions, Tom Nisse
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