Je suis parti en voyage avec la mort
Survivor
« Ah ! Que le temps
vienne
Où les cœurs s’éprennent ! ». (1)
Je suis parti en voyage
avec la mort, il n’était pas prévu que nous fussions dans le même
lit mais on m’a quand même rasé de la tête aux pieds, pour faire
place nette aux couteaux, aux bistouris, je me suis lavé à la
bétadine, une fois le soir, une fois le matin, juste avant, puis
j’ai dormi sur un banc, au milieu d’une profonde forêt de lames
étincelantes et de ruisselets de sang, des machines ont pris le
relais de mes battements arrêtés et de mes poumons avachis.
Impossible de dire combien de temps ça a duré, au réveil ce
n’était pas l’aube d’été mais une nuit d’argent où je
voyais des paragraphes de mots s’ajouter les uns aux autres et qui
défilaient. Ça n’avait aucun sens, c’était des signes purs, une
mémoire remise à zéro, je recommençais à penser à partir de
rien, puis les souvenirs sont revenus et je les ai réorganisés,
très lentement, ils étaient intacts à la place où je les avais
laissés, c’était hier, une éternité. Dans la chambre je suis
allé à la fenêtre, premiers pas, gêné par les tuyaux et les fils
j’ai tout de même réussi à distinguer le jour de la nuit, je me
suis étonné de voir combien les feuillages épaississent avec la
nuit, l’air devient vert sombre, je pouvais presque en capter
l’odeur un peu écœurante, l’odeur du réel. Le soir trois
barres rouges verticales s’allumaient, trinité de supermarché,
blocs de béton épars, une sorte de banlieue de la mort, juste avant
l’Absolu et peut-être que Dieu était derrière la Zup, embusqué
avec son fils, dealant des prières à deux balles à des gamins
énamourés. A la télé ils passaient « le grand soir »
de Kervern et Delépine, j’ai vu aussi « sur la route »,
mais je n’étais pas là, c’était les images qui me regardaient
au fond de mon lit, des images à la con qui jamais ne remplaceraient
l’écriture. Plus tard une infirmière m’a conseillé de quitter
le pyjama bleu dans lequel je m’étais pissé dessus quand je ne
comprenais même plus ce que j’avais sous la ceinture et de
m’habiller « en civil » après qu’on m’eût retiré
redons, électrodes et sonde vésicale. Avec mon fils nous avons
écouté du reggae puis, mon vieux bras dans le sien, j’ai fait mes
premiers pas dans le couloir, tout tremblant. Apparemment j’étais
en état de marche, le chirurgien m’a conseillé de prendre
l’ascenseur et d’aller jusqu’à l’accueil boire un café,
j’avais maintenant une bioprothèse, je pouvais vivre de nouveau
avec la mort, ce n’était pas encore la fin du voyage, « des
portes de secours étaient ouvertes sur la nuit, il suffisait de
pousser un peu plus, rien qu’un peu » (2). Au-delà des
apparences et quoique fort croyant, je compris que durant tout ce
temps de réémergence de la conscience, c’était Rimbaud qui
m’avait accompagné, il tenait le gouvernail de la barque
psychopompe, lui si beau à la proue, voyant accompli, auréolé de
lumière mystique, des poèmes entiers s’imposaient à moi,
rythmaient mon avancée « par les ombres myrteux » (3),
étais-je sous terre durant tout ce temps ? J’entendais dans
leur intégralité « chanson de la plus haute tour »,
« l’éternité », « aube », ceci surtout :
Ah ! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n’a que l’image
De la Notre-Dame !
Est-ce que l’on prie
La Vierge Marie ?
J’étais en compagnie
de la Notre-Dame des consolations, de la reine Guenièvre, de la
blanche Ophélie avec ses grands lys, c’était une procession
d’hypostases, un peu comme chez Plotin, et j’étais un enfant
marchant sur une route ensoleillée bordée de blés lourds et
blonds, je savais que ma grand-mère n’avait jamais cessé de me
protéger, même morte, j’avais ce courage d’avancer, de ne pas
trembler, jamais je n’avais autant aimé la vie, je n’avais pas
peur, je savais que j’étais sauvé, de toute éternité.
Jean-René Lefebvre
- Rimbaud, « chanson de la plus haute tour ».
- Léo Ferré, « la violence et l’ennui ».
- Ronsard, « quand vous serez bien vieille… ».
Libellés : Jean-René Lefebvre
2 Comments:
Que dire sinon merci de ce partage !
Je transmets à Jean-René Lefebvre.
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