Reprises de positions - Tom Nisse (2/9)
Oralité
Comme
ça l’a toujours, à des périodes et des degrés d’intensités
variables, été le cas en poésie, l’oralité est un aspect
important dans le travail de certains d’entre nous. Pour trois
raisons essentiellement : le public, le corps ainsi que le
contenu et sa forme.
Le
public. Être debout devant un public dans un espace donné ou pris,
que ce soit théâtre, centre culturel, bistrot, école,
bibliothèque, hôpital psychiatrique, prison, squat, cave, trottoir,
permet, de façon très directe, de confronter des personnes à notre
parole. Confronter des personnes à notre parole, parfois complexe et
invariablement très fermement, très nettement en opposition aux
exclamations stridentes médiatiques, politiquement hystériques,
pseudo-scientifiques et vulgairement publicitaires, et en
l’occurrence des personnes qui ne sont pas nécessairement attirés
de prime abord par la littérature et plus particulièrement par la
poésie contemporaine. Confrontés dans un espace-temps limité à la
littérature, à la poésie telle que certains d’entre nous la
pratiquent. Pour inciter, élargir, partager, remuer. Diffusion
directe. Et physique.
Le
corps. La voix principalement, mais aussi le corps tout entier. Ce
qui nous crée une distance au cliché usé du poète accroupi sur sa
page, le regard laiteux foudroyé par l’inspiration lyrique. Ce qui
nous crée une tension musculaire et cérébrale aiguisée et
profonde à la fois. Tension physique, psychique et émotionnelle,
naissant dans des moments d’exception, moments d’avancées dans
l’expérience personnelle et celle partagée ; et par
extension durables dans l’art de se façonner, au même titre que
de façonner son œuvre : mouvement qui va irrémédiablement
toujours dans les deux sens. Tension vitale dans le quotidien urbain
contemporain assommant. Dans l’entreprise d’empoisonnement massif
du paysage. A l’époque des pornographies et des frustrations
maculant tant d’inexpérimenté sur leur passage. Pendant l’ère
de Fukushima. En temps de guerre ininterrompue.
Le
contenu et la forme donc... Aujourd’hui, quand les gens apprennent
qu’il y aura des poètes sur scène ils demandent beaucoup trop
fréquemment confirmation qu’il y aura du slam. Le slam a son
histoire, il parle aujourd’hui à travers des voix plus ou moins
percutantes ou écœurantes des problématiques urbaines, des
phénomènes politiques et socioculturels, des visions et vécus
individuels quotidiens. Le slam est né dans la rue dans les années
’70 aux Etats-Unis, mais peu sont ceux qui se rappellent de Patti
Smith ou des Last Poets ou même du Black Panther Party, le slam a
été popularisé en Europe il y a environ dix ans, et s’est déjà
fait partiellement récupérer par la société marchande. Il y a
d’autres formes que lui pour dire
le
monde et l’intimité,
pour donner à entendre. Il y a notamment ce qui est appelé la
lecture classique, il y a le spoken word, la poésie sonore,
l’improvisation poétique, la poésie action, l’adaptation
théâtrale, il y a la performance poétique. C’est envers la
première, qui est à réinterroger, et envers la dernière, qui est
à inventer sans cesse, que je ressens le plus de proximité
sensuelle concernant mes désirs d’expression scénique personnels.
Evidemment, toutes les formes évoquées me touchent et ont droit à
mon honnête révérence quand elles atteignent ou dépassent le
niveau de prestation attendu. Et heureusement il n’y a pas de
frontières claires, ni de hiérarchies, entre toutes ces
disciplines, les formes hybrides et métissées ont droit au
chapitre. Des formes poétiques hybrides d’écriture et de parole
orale qui échappent aux classifications littéraires traditionnelles
et qui ainsi, de manière drainante, élargissent les champs
d’expression. Ensuite le niveau est sans concession tributaire de
travail
d’écriture, de travail
de voix et de posture, de rythme, de concentration et de générosité.
Et le microphone est une entité redoutable. Peut alors se créer, se
propulser, l’impact potentiel, concluant si, et seulement si, le
fond et la forme du dire le monde et l’intimité s’étreignent,
se solidarisent mutuellement, se confirment et se consolident l’un
l’autre – mouvement qui va irrémédiablement toujours dans les
deux sens. Peut alors chez le public surgir une prise de conscience,
ou l’esquisse d’une prise de conscience, que le monde peut être
vu, et donc être vécu, autrement que dans l’imbroglio néfaste,
mentalement lamentable, qui est imposé (imbroglio organisé ;
mono-capitaliste, d’un néolibéralisme obstiné et hautain, de
course à la consommation de valeurs criardes autant que futiles,
écologiquement suicidaire, raciste et néocolonial, religieusement
belliqueux, répressif et sécuritaire à outrance, artistiquement
vendu et grossièrement spectaculaire – et qui martèle et martèle
la psyché collective) et duquel l’affligeante majorité ne se
soustrait pas. Tristan Tzara nous l’avait dit : « J’étais,
il y a quelques jours, à une réunion d’imbéciles. Il y avait
beaucoup de monde ». Quant aux conséquences de la situation de
l’imbroglio subi, elles sont tellement inimaginables qu’on peut
les imaginer… Il est impératif derechef, de créer les situations
altérées. Question
cruciale du dialogue.
De tenter de les créer et même d’y éprouver de l’amusement
féroce. Enclaves malgré tout. La diffusion de la poésie est
effectivement, oui, d’extrême urgence. Malgré l’adversité
agressive des sons de glotte dominants du système dominant.
Corollaire encourageant de l’agissement de certains d’entre
nous : constater que depuis quelques années l’intérêt du
public est grandissant. Et bien sûr, l’oralité, la scène,
permettent aussi le défi et le plaisir de l’échange
inter-artistique. Et puis, l’oralité est aussi un des meilleurs
moyens de brandir les livres. Pour la situation de l’envie de celui
qui.
Tom Nisse
à suivre...
Libellés : Poésie, Reprises de positions, Tom Nisse
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