vendredi 21 avril 2006

Le cut-up

INTERVIEW DE M. LUCIEN SUEL - réalisée par Amandine Bécret - mai 2004.

Vous souvenez-vous de votre première "rencontre" avec l'écriture cut-up ? A quel moment et de quelle façon prenez-vous connaissance de cette technique ?
J’ai découvert le nom de William Burroughs en 1967 dans un magazine littéraire qui consacrait un dossier à la "Beat Generation". C’est seulement en 1970 que j’ai pu lire ses premiers écrits publiés en France par Christian Bourgois à l’initiative de Claude Pélieu & Mary Beach.
Les deux premiers textes cut-up que j’ai lus sont "La Machine Molle" et "Le Ticket Qui Explosa". J’étais bibliothécaire au mess sous-officiers de la base aérienne de Reims où j’accomplissais mon service militaire et j’ai fait acheter ces deux ouvrages par l’Armée Française.
J’ai ensuite pu lire la même année les "Entretiens avec William Burroughs" par Daniel Odier.

Quelles sont vos premières pensées et réactions vis-à-vis du cut-up ?
Quand j’ai lu "La Machine Molle", je ne savais pas que certains (beaucoup de) passages étaient écrits avec cette technique du cut-up. C’est seulement après la lecture des "Entretiens" que j’ai pu comprendre de quoi il s’agissait effectivement.

Comment l'appréhendez-vous les premières fois ?
Mes premières lectures de ces textes furent des lectures de découverte littéraire. J’étais fasciné par cette écriture au style haché, répétitif, foisonnant d’images crues, mêlant drogues, manipulations biologiques et sexualité dans un milieu de jungle urbaine post-apocalyptique…

Qu'est-ce qui vous attire, vous étonne, vous intéresse dans le cut-up ?
Après information et réflexion, j’ai adhéré à ces théories de Burroughs parlant de couper les lignes d’association, considérant le mot comme un virus. J’ai d’autant pris cela au sérieux qu’ayant participé de près aux évènements de mai 68 en France, j’étais dans un état de révolte contre la société dans laquelle je vivais. Burroughs a été comme un professeur pour moi. Les textes que je lisais décrivaient le monde réellement, ce n’était pas une fiction comme celle que véhiculait l’enseignement conformiste de l’époque. J’ai eu depuis l’occasion de tempérer cette opinion.

Qu'est-ce qui vous décide à passer à la pratique ?
Je suis passé à la pratique tout naturellement, tout simplement parce que Burroughs donnait des recettes de fabrication, expliquait le mode d’emploi. J’ai suivi les instructions à la lettre. J’écrivais, je coupais en quatre, je réarrangeais. Je réécrivais. Je faisais la même chose dans le domaine du son, coupant dans les bandes magnétiques et recollant, intervenant aussi dans le domaine de l’image avec les collages et détournements, tout cela lié en plus à ma découverte des textes situationnistes…

Le cut-up est une technique d'écriture qui s'applique principalement dans la langue anglaise, même si elle a été essayée et employée en français ou en allemand. Ecrire des textes cut-up EN FRANCAIS a été pour vous au départ ...
- une évidence (en tant que langue maternelle) ?
Oui.
- une tentative expérimentale sans but défini ?
Non.
- un prolongement nécessaire du travail de vos prédécesseurs et homologues anglophones ?
Sans doute. Je ne me suis jamais posé le problème de la langue. Le français est ma langue, c’est aussi la langue des institutions du pays dans lequel je vis. Si je lutte (ou joue) avec le pouvoir du contrôle, je le fais en découpant la langue dominante.

Avez-vous rencontré des obstacles, des limites à cette pratique du cut-up EN FRANCAIS ? Si oui, lesquelles ?
Les contraintes me semblent les mêmes dans les différentes langues. En fait, l’anglais est sans doute plus malléable, mais il n’existe quasiment pas de cut-up pur. Il y a toujours plus ou moins à l’issue d’un travail de cut-up une réécriture, un toilettage…

Ces limites vous sont-elles apparues dès vos premiers textes cut-up en français ?
Je ne me pose pas ce problème. Le cut-up est un instrument de libération, il n’y a pas de limites à ses effets, à ses champs d’investigation...

Je fais le choix d'employer le terme de « TECHNIQUE » pour désigner le cut-up. Jugez-vous cette terminologie appropriée ?
Absolument.

Les auteurs qui pratiquent le cut-up dés la fin des années 50, ont ressenti le besoin de très vite THEORISER cette technique d'écriture, d'en définir des règles, de l'expliciter avec précision (dans les ouvrages collectifs, des textes épars, des interviews ou entretiens).
Que pensez-vous de cette 'théorisation' immédiate et peut-être quelque peu à outrance ? La théorie était-elle indispensable dés le départ, en concomitance avec la pratique elle-même ?
Pour ce qui me concerne, la théorie vient toujours après. Je ne suis pas un théoricien. Je ne peux pas théoriser sur ce que je fais, mis à part, parler de principe d'autonomie, d'appréhension du monde. Tout vient de la pratique et la plupart de mes découvertes, je les ai faites en travaillant, ce sont des "erreurs". C'est en faisant, c'est en se trompant ou en faisant par hasard que l'on découvre et qu’on réutilise après. La théorie vient toujours après, c'est l'action qui est première.

A y regarder de plus près, n'y a t-il pas quelque chose de profondément MECANIQUE dans la pratique du cut-up, qui se veut définie par des règles très précises ?
Sans aucun doute et c’est la raison pour laquelle on ne peut en rester au cut-up toute sa vie, sauf à pratiquer une sorte d’onanisme de robot, sauf à systématiser sa production, à étouffer son lyrisme. Et d’ailleurs, aussi bien Burroughs que Pélieu ont toujours continué d’écrire sous d’autres formes injectant le cut-up pour relancer l’intérêt, amener une forme différente de violence..
Et puis, je garde le côté mécanique parce que le cut-up est une des rares techniques à permettre l’apparition d’images littéraires, d’assemblages de mots et de pensées qui ne sont pas issus de l’imagination mais qui apparaissent bien parce que l’auteur, le praticien a effectué une action mécanique : couper-coller.

Peut-on selon vous, dresser un parallèle entre cette importance de la théorie [suivie d'une mise en pratique], et une certaine forme de "démarche scientifique" littéraire ? (Après tout, le cut-up a beaucoup été employé de façon expérimentale, sans connaître par avance le résultat).
J’ai du mal à concilier scientifique et littéraire, surtout sachant ce que Burroughs pensait des scientifiques rationalistes en général. L’intérêt du cut-up est aussi dans la production d’images neuves, d’assemblages inédits. Il produit parfois une illumination, il a un aspect prophétique dans ses résultats.

Le HASARD est une donnée essentielle de la pratique du cut-up. Le concevez-vous comme un élément à part entière, de création ? Un moteur de création, peut-être ?
Je ne suis pas sûr que le hasard soit le terme approprié. Il y a une magie aussi à manipuler les mots. Je pense aussi à l’ensemble des textes écrits chaque jour partout depuis des centaines d’années s’accumulant formant une mine de matériaux dans laquelle nous pouvons puiser, que nous pouvons transformer avec cette technique toute simple du coup de ciseaux, et il y en a bien d’autres. C’est un travail. Le résultat de cette pratique est peut-être hasardeux, mais n’est-ce pas le cas de presque toutes les pratiques humaines ?

Quelle place accordez-vous personnellement à l'intervention du HASARD dans vos textes cut-up ?
C’est lié à mon rapport avec le temps. Je peux dire que le hasard n'existe pas ou existe très peu. Je ne crois pas à une prédestination, mais les choses qui arrivent devaient arriver. Il ne s’agit pas non plus de fatalité. Les textes, les mots sont en face de moi. Il y a forcément des lignes qui doivent se croiser et des choses qui doivent se passer. On peut appeler ça le hasard ou la providence ou alors l'organisation du chaos. Je n'aime pas l’idée de tout mettre sur le dos du hasard parce que je veux au maximum garder le contrôle. Je n'aime pas l'idée que les choses arrivent de cette façon… accidentellement. Bien sûr, il y a dans le cut-up un aspect loterie, mais c'est moi qui ai mis les mots dans le chapeau, je les ai découpés dans des supports que j'ai choisis. Il y a une part de jeu, c'est plutôt du jeu que du hasard. Du jeu comme celui qu’on trouve aussi dans les engrenages. Ainsi le hasard pourrait être la part de liberté.

Le cut-up est-il une forme d'écriture pleine d'antagonismes selon vous, régie par certains éléments et leurs contraires ? ... Et peut-on y voir là une ouverture créative, ou alors l'inverse ?
A partir d’un certain moment, j’ai aussi joué avec le cut-up en détournant certaines de ses règles, introduisant même l’idée farfelue de cut-up mental. C’est aussi notre forme de vision aujourd’hui, entre l’infantilisation publicitaire et/ou le formatage de la pensée. Alors, il m’arrive d’utiliser le cut-up comme un déclencheur, un excitant à la création.

Le cut-up a été utilisé pour briser les lignes d’association toutes faites.
Qu'est-ce que vous a apporté la pratique du cut-up en tant qu'écrivain ?
J’ai trouvé dans la pratique du cut-up, outre de nouvelles images, une occasion d’exercer mon humour vis à vis de la société et de ses produits. A partir du cut-up qui m’a libéré du respect compassé pour les œuvres, j’ai pu développer d’autres formes d’écriture, comme l’écriture justifiée, le poème express, le poème trouvé (ready-made), le poème bouture, le poème collage
Le cut-up m’a aidé à exercer ma liberté.

Quelle importance et quelle place accordez-vous (à titre personnel) à cette technique d'écriture pour le XXème siècle littéraire ?
C’est une forme d’écriture qui est totalement en phase avec le monde dans lequel nous vivons. Des créateurs comme William Burroughs et Philip K. Dick ont su trouver des formes d’écriture qui décrivent par leur technique même le monde d’aujourd’hui, basé sur le simulacre et la virtualité…

Brion Gysin a écrit : “In the Beginning Was The Word” dans un de ses textes cut-up.
Pour ma dernière question, je voudrais simplement savoir si une phrase comme celle-ci guide aujourd'hui encore, votre travail et création en tant qu' écrivain ?
"In The Beginning Was The Word". C’est le début de l’Evangile de Jean dans "Le Nouveau Testament". « Au Commencement était le Verbe. » Effectivement une telle phrase issue du Livre peut servir de guide à ceux qui n’ont de cesse de manipuler, d’exalter, de recréer la langue…

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posted by Lucien Suel at 09:23