mercredi 4 décembre 2024

AÏE ! KOUKOU ! une histoire courte



 Cette nouvelle est inédite. Je n'ai aucun souvenir de l'époque et de l'endroit où je l'écrivis.


Libellés : ,

posted by Lucien Suel at 17:50 0 comments

mercredi 31 août 2022

Une nouvelle de Charles Bukowski

                                                               L’Homme Gelé

 

un de mes meilleurs amis — tout du moins je le considère comme un ami — un des meilleurs poètes de notre Age en est affligé, en ce moment, à Londres, et déjà les Grecs connaissaient ça, et les Anciens et ça peut arriver à tout âge mais le meilleur âge pour ça c'est vers la fin de la quarantaine, en allant sur cinquante, et j'appelle ça Immobilité — une faiblesse du mouvement, un manque croissant d'intérêt et d'émerveillement, j'appelle ça Pose de l'Homme Gelé, bien que ça n'ait pas grand-chose à voir avec une POSE, mais ça vous fera peut-être considérer le cadavre avec UN PEU d'humour ; autrement la noirceur de la chose serait trop grande. tous les hommes sont affligés, à un moment ou à un autre, par la position de l'Homme Gelé et ça se manifeste le plus facilement par des phrases plates comme « j'y arrive plus » ou « et merde pour toute cette chierie » ou « faites mes amitiés à Broadway[1] ». mais généralement ils récupèrent vite et continuent à pointer au boulot et à battre leurs femmes, mais en ce qui concerne mon ami, pas question de jeter la pose de l'Homme Gelé sous le divan comme un jouet de gosse. si seulement ! il a essayé tous les docteurs de Suisse, France, Espagne, Allemagne, Grèce, Italie et Angleterre et ils n'ont rien pu faire. L'un l'a soigné pour les vers, un autre lui a enfoncé de minuscules épingles dans les mains, le cou et le dos, des milliers d'épingles minuscules. « ça pourrait bien être ça » qu'il m'écrivait « les épingles pourraient foutrement faire l'affaire ». dans la lettre suivante j'apprenais qu'il essayait une sorte de vaudou, dans la suivante, j'apprenais qu'il n'essayait plus rien. l'Homme Gelé Final. Un des meilleurs poètes de tous les temps, cloué là, sur son lit, dans une petite piaule sale à Londres ; à peine maintenu en vie par des faveurs, fixant son plafond, incapable d'écrire ou de prononcer un mot, et s'en foutant, finalement, d'une certaine manière. son nom est connu dans le monde entier.

je pouvais et je peux encore comprendre que ce grand poète tombe dans un tonneau de merde, parce que, bizarrement, d'aussi loin que je me souvienne, je suis né dans la position de l'Homme Gelé. un des exemples dont je me souviens, c'est une fois quand mon père, une sale brute lâche et méchante, me battait dans la salle de bain avec cette longue lanière de cuir à affûter les rasoirs, ou affûtoir, comme certains appellent ça. il me battait très régulièrement ; j'étais pas né légitime et je crois bien qu'il m'attribuait tous ses ennuis. des fois, il se baladait en chantant « Oh, quand j'étais célibataire / Ce que mes poches tintaient » mais il chantait pas souvent. il était trop occupé à me battre, pendant une période, disons avant que j'arrive à l'âge de sept ou huit ans, il m'avait presque inculqué ce sentiment de culpabilité. parce que je n'arrivais pas à comprendre pourquoi il me battait, je m'évertuais à trouver une raison. il fallait que je tonde sa pelouse une fois par semaine, une fois dans la longueur, une fois dans la largeur, ensuite je devais égaliser les bordures avec des sécateurs, et si je loupais UN SEUL brin d'herbe n'importe où sur la pelouse de devant ou de derrière il me foutait une branlée carabinée. après la rossée, fallait que j'aille arroser les pelouses. pendant ce temps, les autres mômes jouaient au baseball ou au foot et grandissaient comme des humains normaux. le grand moment, c'était toujours quand le vieux se mettait à plat ventre sur la pelouse et mettait son œil au niveau des brins d'herbe. il arrivait à toujours à en trouver un. « LA-BAS, J'EN VOIS UN ! T'EN AS OUBLIE UN ! T'EN AS LOUPE UN ! » ensuite il beuglait en direction de la fenêtre de la salle de bain où ma mère, une bonne Allemande, se tenait toujours à ce stade des opérations. « IL EN A LOUPE UN ! JE LE VOIS ! JE LE VOIS ! » et j'entendais la voix de ma mère : « ah, il en a OUBLIE un ? Oh ! honte, HONTE ! ». je suis persuadé qu'elle me collait tous ses malheurs sur le dos elle aussi. « DANS LA SALLE DE BAIN » qu'il beuglait « DANS LA SALLE DE BAIN ! » alors j'allais dans la salle de bain et la lumière faisait son apparition et la dérouillée commençait. mais la douleur avait beau être terrible, je me sentais tout à fait détaché de tout ça. je veux dire par là que, au fond, ça ne m'intéressait pas ; ça ne signifiait rien pour moi. je n'avais aucune affection envers mes parents et donc je ne ressentais aucune violation d'amour ou de confiance, ou de chaleur, le plus dur, c'était de pleurer, je voulais pas pleurer. c'était le sale travail, comme de tondre la pelouse. comme quand ils me donnaient le coussin pour m'asseoir après, après la dérouillée, après l'arrosage de la pelouse, je voulais pas du coussin non plus, alors comme je voulais pas pleurer, un jour j'ai décidé de ne pas pleurer. tout ce qu'on pouvait entendre, c'était les coups de lanière de cuir sur mon cul nu. ça produisait un curieux et horrible son de barbaque dans le silence et je fixais le carrelage de la salle de bain, les larmes sont venues, mais je n'ai fait aucun bruit, il a arrêté de me battre, il me collait généralement quinze ou vingt coups, il s'est arrêté à sept ou huit à peine, il s'est précipité hors de la salle de bain, « Maman, Maman, je crois que notre petit garçon est CINGLE, il pleure pas quand je le dérouille ! ». « Tu penses qu'il est cinglé, Henry ?» — Oui maman ! — Ah ! dommage !

c'était seulement la première apparition IDENTIFIABLE du Garçon Gelé/ je savais qu'il y avait quelque chose qui clochait chez moi et je me considérais pas comme fou. c'était simplement que je ne pouvais pas comprendre comment les autres pouvaient se mettre si facilement en colère et ensuite oublier tout aussi facilement leur colère et devenir joyeux, et comment faisaient-ils pour ne s'intéresser qu'à TOUT ce qui était si chiant ?

je n'étais pas très bon en sport ou à jouer avec mes camarades parce que j'avais très peu d'entraînement. j'étais pas la vraie lopette — je n'avais pas peur, j'étais pas délicat physiquement, et, par moments, je faisais n'importe quoi et tout mieux qu'aucun d'eux — mais juste par crise — en un sens, je m'en foutais. quand je me bagarrais avec un de mes copains, je pouvais jamais me mettre en colère. je me battais seulement machinalement. pas d'autre moyen, j'étais figé. j'arrivais pas à comprendre la COLERE et la FURIE de mon adversaire. je me surprenais à étudier sa figure et ses manières, qui me rendaient perplexe, plutôt que d'essayer de le battre. De temps à autre je lui en collais une bonne pour voir si je pouvais le faire,

puis je retombais dans une léthargie.

ensuite, comme toujours, mon père sortait de la maison comme un dératé :

— ça suffit, le combat est terminé. Fini. Kaput ! Terminé ! les mômes avaient peur de mon père. ils se sauvaient tous.

— t'as rien d'un homme, Henry, tu t'es fait battre ! je ne répondais pas.

— Maman, notre gars s'est laissé battre par ce Chuck Sloan !

— notre gars ?

— oui, notre gars !

— honte !

je suppose que mon père a finalement reconnu l'Homme Gelé en moi mais il tournait la situation tout à son avantage.

— les enfants doivent être vus mais pas entendus, qu'il s'exclamait. ça m'arrangeait plutôt. j'avais rien à dire, ça ne m'intéressait pas. j'étais Figé. tôt, tard et à jamais.

j'ai commencé à boire vers l'âge de 17 ans avec des garçons plus âgés qui rôdaient dans les rues et dévalisaient des stations service et des marchands de gnôle. ils prenaient mon dégoût de tout pour du courage, et le fait que je ne me plaignais jamais pour de la bravade et du cran. j'étais populaire et ça m'était égal d'être populaire ou pas. j'étais Gelé. ils posaient de grandes quantités de whisky, de bière et de vin devant moi. je descendais tout ça. rien ne pouvait me saouler, me laisser pour compte. les autres tombaient par terre, se chamaillaient, chantaient, titubaient, et je restais tranquillement assis à la table, éclusant un autre verre, me sentant de moins en moins avec eux, me sentant perdu, mais sans douleur. juste la lumière et le son électrique et des corps et pas grand-chose d'autre.

mais j'habitais toujours chez mes parents et c'était la dépression, 1937, impossible de trouver du travail pour un gars de 17 ans. après la rue, je revenais, plus par habitude qu'autre chose, et je frappais à la porte. une nuit, ma mère a ouvert le petit judas et a crié : « il est saoul, il est encore saoul ! »

et j'ai entendu la grosse voix derrière elle : « ENCORE saoul ? ». mon père est venu au judas : « tu ne rentreras pas. tu es une disgrâce pour ta mère et ton pays ».

— il fait froid dehors. ouvre la porte ou je l'enfonce. j'ai marché tout ce chemin pour rentrer, c'est comme ça et pas autrement.

— non mon fils, tu mérites pas mon toit. tu es une disgrâce pour ta mère et pour...

je me suis reculé sous le porche, j'ai baissé mon épaule et j'ai chargé. il n'y avait aucune colère dans mon acte ou mes mouvements, seulement une sorte de mathématique. quand on était arrivé à un certain nombre, on continuait le reste avec. je me suis rué contre cette porte. elle ne s'est pas ouverte, mais une large fente est apparue en plein milieu et la serrure avait l'air à moitié cassée. je me suis de nouveau reculé sous le porche, baissant encore l'épaule.

— c'est bon, a dit mon père, entre.

je suis entré, mais rien que de voir ces gueules, ces gueules en carton stériles, vides de toute expression, hideuses et cauchemardesques, ça a fait remonter toute la gnôle que j'avais dans l'estomac, j'ai vomi, j'ai tout lâché sur leur beau tapis qui représentait L’Arbre de Vie. j'ai vomi, plein partout.

— tu sais ce qu'on fait aux chiens qui ont chié sur le tapis, a demandé mon père.

— non, j'ai dit.

— on leur met le NEZ DEDANS ! pour qu'ils ne RECOMMENCENT PLUS !

j'ai pas répondu. mon père s'est amené et a mis la main à ma nuque. — t'es un chien, il a dit.

j'ai pas répondu.

— tu sais ce qu'on fait aux chiens, pas vrai ;

il continuait à appuyer sur ma tête, vers le bas, vers mon lac de vomi sur l'Arbre de vie.

— on leur met leur nez dans leur merde, comme ça, ils ne chient plus jamais. plus jamais.

ma mère, bonne Allemande, restait plantée là en chemise de nuit, regardant en silence. j'ai toujours eu cette idée qu'elle voulait être de mon côté mais c'était une idée complètement fausse que j'avais péchée seulement parce qu'à une époque je lui suçais les tétons. et puis d'abord je n'avais pas de côté.

— écoute père, j'ai dit, ARRETE.

— non, non, tu sais ce qu'on fait à un CHIEN !

— je te demande d'arrêter.

il continuait à me presser la tête vers le bas, vers le bas, vers le bas, vers le bas. j'avais presque le nez dans le vomi, j'avais beau être l'Homme Gelé. l'Homme Gelé ça veut dire Gelé, et pas Fondu. je voyais aucune raison pour qu'on m'enfonce le nez dans mon propre vomi. s'il y avait eu un motif, je l'aurais enfoncé là-dedans moi-même. c'était pas une question d'HONNEUR ou de COLERE, ça m'était même égal, c'était une question d'être poussé hors de ma MATHEMATIQUE personnelle. j'étais, selon mon terme favori, dégoûté !

   arrête, j'ai dit, pour la dernière fois je te demande d'arrêter !

il m'a enfoncé le nez presque à en toucher le vomi.

j'ai pivoté sur mes talons, et je me suis relevé, je l'ai choppé en plein vol avec un majestueux uppercut sans bavure et il est tombé lourdement et maladroitement à la renverse, tout un brutal empire descendu en flammes, finalement, et il est tombé sur son sofa, BANG, les bras en croix, les yeux comme les yeux d'un animal dopé. animal ? c'était lui, le chien, j'ai marché vers le sofa, à attendre qu'il se relève. il ne s'est pas relevé, il se contentait de me regarder, les yeux ronds. il ne se relèverait pas. malgré toute sa furie, mon père était un lâche. je n'étais pas surpris, puis j'ai pensé, si mon père est un lâche, je suis probablement un lâche. mais comme j'étais un Homme Gelé, j'en souffrais pas pour autant. ça ne faisait rien, même quand ma mère s'est mise à me griffer le visage avec ses ongles, criant et répétant « t'as frappé ton PERE ! t'as frappé ton PERE ! t'as frappé ton PERE ! ».

je m'en foutais. et finalement, j'ai tourné mon visage en plein vers elle et l'ai laissée lacérer et crier, déchirer avec ses ongles, arracher la chair de ma figure, avec cette saloperie de sang qui dégoulinait et jutait et coulait le long de mon cou et ma chemise, tachant cette saloperie d'Arbre de Vie avec des lambeaux, des flaques et des morceaux de bidoche. j'attendais que ça se passe, j'étais plus concerné. « T'AS FRAPPE TON PERE ! » et puis les griffures sont descendues plus bas. j'attendais. ensuite elles ont cessé. puis de nouveau une ou deux, « t'as... frappé... ton... père... ton père... »

— t'as fini ? j'ai demandé. je crois bien que c'était les premiers mots que je lui adressais en dix ans, en dehors de « oui » et « non ».

— oui, elle a fait.

— va dans ta chambre, a dit mon père du divan. — je te verrai demain matin. et je te CAUSERAI demain matin !

pourtant le lendemain matin, l'Homme Gelé, c'était lui, mais pas par choix, j'imagine.

 

Charles Bukowski

Mémoires d’un vieux dégueulasse (extrait)

Traduction de Philippe Garnier

Editions Les Humanoïdes associés, collection Speed 17, juin 1977



[1] n.d.t.: Titre de chanson

Libellés : , , ,

posted by Lucien Suel at 07:21 0 comments

jeudi 5 septembre 2013

L'idiot d'Arras



« Ne pleure pas, mon enfant ! Ne pleure pas !  » L’idiot ne cessait de se répéter cela. « Ne pleure pas, mon enfant ! » Il avait pris l’habitude de parler de lui à la troisième personne. Parfois même la troisième personne du féminin. Problème de personnalité. Il était un problème pour lui-même et pour les autres.
Cela faisait maintenant 7 ans qu’il était inscrit en première année du deugue de l’être moderne à l’Université Émile Basly à Arras. Pour fêter le septième anniversaire de son inscription aux examens, l’amicale des étudiants avait organisé un pique-nique en son honneur.
Jean-Paul (L’idiot s’appelle Jean-Paul) avait trouvé que c’était une merveilleuse idée (le pique-nique).
Le pique-nique avait eu lieu au bord de la Scarpe et ça s’était très mal passé. C’est pourquoi Jean-Paul titubait maintenant le long de la rivière en marmonnant dans son goitre « Ne pleure pas, mon enfant ! Ne pleure pas ! »
...
Pour la suite, il faut cliquer ici. Oui, c'est idiot !

Libellés : ,

posted by Lucien Suel at 08:56 1 comments

mercredi 19 décembre 2012

Anne Ansquer, une nouvelle

Avek

Il reprit la parole, continua, fila droit devant lui, longeant le port.
(Il tenait, marchait ferme vers le bateau, assuré sur les bords)
Scotchée, elle dit : "eh ben,"
Un port, la mer haletante et son pourquoi d'écume, ils se mirent en passant dans les flaques,
les reflets irisants mélangés de carburant, joli de répondre au silence et au vieux chat
costaud, une tête de solitude dans un trou du quai.
Il vivait là, le chat, travaillait à la nuit, pas méchant, il l'avait fixée sans effroi sans audace sans
amour ni menace, comme on regarde un mort
-sa tanière, les câbles pleins de graisse continuaient de glisser, graisser le long du quai, à l'intérieur
le béton, les tuyaux le réchauffaient peut-être... Pas sûr qu'il défendrait sa peau. Il grisaillait, c'était
lui son temps, se nourrissait de quelques boyaux, poissons traînés là-
Avek glissa sa main dans la sienne, enjalbèrent le plat-bord, Août plombait les bateaux enchaînés.
Descendirent vers la cale, une esquisse, leurs bassins chacun.
Elle s'étala près du tas des écoutes, bouts, un rayon de soleil ou deux, chemisier d'organdi trop fin
trop fini pour la brume, rude.
-"Tu crois que t'as plus rien à vivre à cause de tes années?"
-...
Mais sa tête ne reparut pas, Avek l'enlace, son être est retenant de fermeté, chaud, à l'oreille, il lui
dit.
Que son corps est à sa portée, qu'il s'en fout de la peine, et qu'il s'en faut de peu pour qu'il l'attire à
lui, son navire, son tirant.
Elle murmure son destin, il se tint.
Sur le pont son profil droit tendait l'horizon.
(Moi non plus, je n'avais pas de mots, hormis le clapot, sourire en coin, le matelot arrivait au flanc
gauche du bateau, mon Amour propre, refit surface...)
Preste, elle sauta sur le quai, et sans d'autre façon que ses coudes, comme nous tous, comptoir ou
bureau.)
Un gouffre, ainsi appelé, n'avait pu cacher l'autre :
L'amour qu'on ne fait pas parce qu'un samedi midi s'était abattu sur le port.

"Avek". Eté 2010. "Repris", Oct.2012.
Anne Ansquer.©

Libellés : ,

posted by Lucien Suel at 09:21 0 comments

jeudi 29 décembre 2011

RUMEURS D'AMOUR

Les mots tombaient. La blessure était toujours présente. Tout en elle était douloureux. Elle avança vers la salle de bains. Un frisson glacé la secoua. Elle aspira profondément. Une torpeur infinie l'envahit. Mais c'était peut-être une illusion ? Elle ne parvenait plus à parler.
Elle avait vécu de ses rêves. Elle ingurgitait cuillerée sur cuillerée. Elle ferma les yeux durant une seconde. Le monde devint morne et mouillé. Ses jambes refusaient de lui obéir. « Tout le monde est si joli. » Cette pensée tournait dans son crâne. C'était si pratique et si universel !

Elle vit un homme sous la pluie. Elle vit ses yeux surprenants. Ils étaient sombres, gris, froids comme la glace. Il hocha très calmement la tête, puis retroussa avec soin les manches de sa chemise.
La chambre tournoyait autour d'elle. Le plancher usé grinçait. Son corps se crispait, raidi. Le plancher ondulait. « Mon Dieu ! Sauvez-moi ! » Elle courut dans le salon. «aPourquoi était-ce impossible ? » Cette brusque pensée lui serra le cœur. «aÉtait-ce la simple vérité ? »
La rage paralysa sa langue. « Il y a un couteau à pain dans la cuisine. » Elle n'avait envie de rien et lui non plus. « Tout n'est pas perdu, dit-il en souriant.a» Elle n'avait plus faim et lui non plus. Il ramassa son chapeau noir. « C'est une plaisanterie ! » Il n'attendit pas sa réponse. Elle se releva, se rhabilla.
La terre était rouge. Ce n'était plus remarquable. Elle vit un jeune garçon arriver. Un jour, il lui avait offert des fleurs d'artichaut. Ses yeux gris avaient un éclat d'acier. Elle chanta en silence. « Dis oui, dis oui ! » Il parut éberlué. Elle resta bouche bée. Son corps récupérait. La complaisance lui cassa le cœur.

Libellés : , ,

posted by Lucien Suel at 09:15 4 comments

vendredi 31 décembre 2010

Consommation aveugle

« Sans doute faudrait-il fermer les yeux ? »
Tu mesures l'amertume contenue dans cette phrase alors que tu gis là, immobile, dans cette chambre d'hôpital et que, justement, tu as les yeux fermés, sans doute pour toujours...
Tu étais pourtant averti des dangers liés à l'alimentation industrielle. Mais voilà, tu faisais le fanfaron. Tu déversais dans ton œsophage des sodas gonflés au sucre industriel et au gaz carbonique, tu te goinfrais de langue de porc en gelée, arrosais ta gorge de giclées brunes de cocacola, suçais des os de poulets nourris à la dioxine et à l'huile de vidange. Tu contraignais ta carcasse.
Dans un monde industriel, nourrissons-nous industriellement ! Tu te sentais cyber-gastronome. Ta femme n'était pas d'accord avec toi. Elle militait pour une nourriture saine. Elle était même végétarienne. Tu te moquais d'elle. Juste avant ton « accident », tu lui avais dit, alors qu'elle partait faire les courses : « Achète-moi une tranche de vache folle ! »
Le fou, c'était toi ! Toute cette bouffe dégueulasse t'avait détraqué complètement. Tu avais été terrassé par un mal inconnu qui t’avait à moitié paralysé, rendu aveugle par l'accumulation de substances malsaines dans ton organisme. Tu aurais dû prêter plus d'attention à la nature, à l'harmonie du cosmos. Aujourd’hui, tu crois entendre les bulles qui remontent dans le goutte à goutte de ta perfusion. Immobile sur ton lit de souffrance, à travers tes paupières, à travers la blancheur des rideaux tirés, tu sens le soleil vibrer.

Libellés : ,

posted by Lucien Suel at 11:02 0 comments

mercredi 29 décembre 2010

Bukowski au terril


L'autre jour, j'ai rencontré Bukowski.
Oui ! Le vieux dégueulasse en personne.
Je me baladais dans les alentours du 11-19 à Loos-en-Gohelle. C'était un lendemain de fête...
Gueule de bois et crise de foie.
Une équation très personnelle.
J'essayais éperdument de retrouver une vision normale, mais rien à faire, mes neurones partaient dans tous les sens.
Et, tout d'un coup, je l'ai vu, le vieux ! Il était appuyé contre un arbre. Il me souriait.
C'était trop !
Le vrai méli-mélo dans mon cerveau.
Il m'a dit dans un français parfait :
« Fiston ! Ne mets jamais du jus d'orange oxydé dans ta vodka ! »

Libellés : , ,

posted by Lucien Suel at 09:01 4 comments

jeudi 23 décembre 2010

Amour rouche

Amour rouche

I a pon vingt minutes, j’étos cor din tes bras. Té m’serros cont’ et’ lonque casaque grisse. Té m’serros cont’ tin cœur. T’avos tes mains qui tran-nottent, tell’mint qu’t’étos énervé. Té les faijos glicher amoureus’mint su’m’nétiquette. Tout duch’mint, té dos y z’armontottent l’long d’min cou, in plotant min co-ier d’étoiles. Min coeur y faijot douc douc.
Et pi to d’in co, té m’avos fait du mau, t’avos déquiré m’protection. Té m’avos décapsulée. Té m’soul’vos. Té m’forchos à m’pincher su ti comme pour enne baisse à bouquette. Té loupes y s’arfremottent su mi. T’bouque al m’avalot. T’naleine, al sintot tell’mint fort, qu’j’n’étos asphyxiée. Min fluite vital, min sang rouche et co, i coulot su t’linque, i roulot din t’gorche, i s’intiquot din t’nosophache d’soulaud.
Mi, j’étos excitée, in mêm’ timps j’avos du plaisi et pi in tchot peu la troule. Mais té baisses, i m’éblouichottent.
Mes dernières gouttes i s’sauvottent. Après, té m’as détiquée de t’bouque. T’as reupé comme in dal. Té m’as allotée et pi té m’as fait tourner comme enne toupie au bout d’tin bras.
Et pi vla, té m’avos jechtée.
As’teur, j’étos rallongée din ch’l’herpe, au mitan d’tout’ sort’ ed salopries. J’nétos honteusse ; i avot des capsules tordues ed boutelles, du brin d’tchien, des groches, des canettes ed bière vites, des drôles ed’ tchots paquets d’plastique qu’in arot dit qui zétottent pleins d’glaire.
J’étos là, au mitan d’tout ch’fien, abandonnée comme in jonne qui a pu ses parints. J’en-n’éto sûre, in d’ches jours, in ouvrier del’mairie i m’ ramass’rot, i m’mettrot avec ez’auttes. In s’rot tertous in-m’nées à ch’cint’ d’arcyclage. Et là, ch’savot quoi qui m’attendot. J’allos armourir cor in co ; j’allos éclater in tchots morciaux su ches murs in féralle.
Mais toudis, in attindant d’m’artreuver infremée din ch’grand cont’ner peinturé in vert, j’avos pu querr’ d’rêver, d’m’arnaller din l’souvenir d’cht’homme-là, ch’biau garchon qui avot tell’mint soif d’amour. Je m’rapplos ed tout cha qui s’avot passé, commint qu’cha avot k’minché, just’ avant qu’on s’seuche imbrassé comme des perdus, comme d’zamoureux.

A ch’momint-là, j’m’innuyos din chés étagères dech’supermarché d’Iberque. Em’ voisine, ch’étot enne Grecque, all’ étot vénue ed Samos in batcho et pi in camion. All’ faijot des manières, avec ess’ rope trinsparente et pleine ed fantaisies, all’ faijot l’ fier-cul avec es’ couleur dorée. Au parfond d’mi, ech pinso qu’ch’étot enne racoleusse, enne vraie garce.
Et pi, ch’t’après-midi-là, in t’a vu arriver din ch’magasin. T’avinchos din nou allée in traînant tes pieds din tes pantouffes. Té n’avot pon d’cariot. Té t’as arrêté juste ed’vant nou plache. T’étot costaud, rablé. Té sinto l’sueur.
Mi, in t’ravisant, ch’su tout d’suite queue amoureusse ed’ti. Ech trannos su m’nétagère. Ech berloquos. Ch’cliquos. T’avos arlévé t’tête ; té nous arluquos avec tes biaux gros zius bleus pleins d’tiotes veines rouches. Et mi j’ravisos tin nez qui luijot, qui bourgeonnot comme si qu’ch’étot l’printemps. In voyot à tes louppes qu’té savot tuter et qu’t’avo gramint invie d’nous.
Adon t’as allongé tes bras et té nous as prinds tous les deux, chelle Grecque et pi mi. T’as ravisé pindant longtimps nou étiquettes. Et pi, ché mi qu’t’avos cusie. Ché mi qu’t’avos acatée. L’autte là, chelle blonte, qu’alle vénot d’Samos, tél-l’avot armis sus s’nétagère, té l’avot laichée arquerre à s’plache.
Pour faire guinsse, t’avot pu querr’ de-m’prinde mi. T’étos pon in bêtt ; té l’savot qu’j’jétos bélotte, qu’j’avos pluss ed capacité et pi que j’coutos moins quer. Et surtout, qu’j’étos rimplie d’vrai amour rouche pour chés zommes, qu’chéto pon du douche, dell’ goutt’ d’femme. J’allos ett el’reine ed tin cœur et pi d’tes veines. Ché mi qui s’ros l’vélours de t’panche.
J’y arpinse là in ch’momint, qu’ch’su vidiée, qu’ch’su t’heureusse et pi malheureusse. Ch’pinse à tout s’qui étot mi et pi qui est as’teur din ti, din tin vinte, din tin sang. Ch’pinse aussi à chelle-là, qu’all’ est restée débousée din ch’magasin au mitan d’ches rayonnaches. Al’ dout bisquer. Sûr’mint, al’ va finir par créver d’jalouss’té.

Traduction de l’auteur

Libellés : , ,

posted by Lucien Suel at 09:51 1 comments

mercredi 22 décembre 2010

Amour rouge

Amour rouge

Il y a vingt minutes, j’étais encore entre tes bras. Tu me serrais contre ton grand pardessus gris, contre ton cœur. Tes mains tremblantes d’excitation avaient glissé sur mon étiquette. Lentement tes doigts remontaient le long de mon cou, caressant au passage mon collier d’étoiles. Puis, j’avais ressenti une vive douleur, tu avais déchiré ma protection. J’étais décapsulée. Tu me soulevais. Tu me forçais à me pencher vers toi. Tes lèvres se refermaient sur moi. Ta bouche m’engloutissait. Ton haleine puissante m’étourdissait. Mon fluide vital, mon sang rouge et chaud coulait sur ta langue, roulait dans ta gorge, s’enfonçait dans ton œsophage d’alcoolique. J’étais excitée, en proie à un mélange de plaisir et de frayeur. Mais tes baisers, eux, m’éblouissaient.
Mes dernières gouttes s’enfuyaient. Tu me détachas de toi. Tu rotas puissamment. Tu me fis tourbillonner au bout de ton bras. Et voilà, tu m’avais jetée. J’étais allongée dans l’herbe, au milieu de détritus de toutes sortes, une promiscuité malsaine, capsules tordues de canettes de bière, mégots éventrés, petits sachets de plastique gluants. J’étais abandonnée, orpheline. Un jour, un employé communal me ramasserait, me recueillerait. Je serais emmenée au centre de recyclage. Je savais l’horreur qui m’attendait, la deuxième mort, l’éclatement sur les parois de métal. En attendant de me retrouver confinée dans le grand conteneur verdâtre, je préférais m’enfuir dans le rêve, dans le souvenir de mon bel inconnu assoiffé d’amour. Je me remémorais les circonstances de notre rencontre, les prémisses de notre brève mais fulgurante étreinte.

Je menais une vie monotone dans les rayons du supermarché d’Isbergues. On m’avait donné comme voisine une Grecque originaire de Samos, une élégante maniérée, à la robe transparente et tarabiscotée, fière de son fluide doré. Une vraie prostituée à mes yeux. Cet après-midi-là, nous t’avions vu. Tu t’avançais dans notre allée en traînant les pieds. Tu n’avais pas de chariot. Tu t’arrêtas en face de nous. Tu étais fort. Tu sentais la sueur. Et instantanément, j’avais eu le coup de foudre. Je vacillais sur ma base. Tu levais vers nous tes yeux bleus veinés de rouge, ton nez bourgeonnant de vie, tes lèvres avides. Et puis, tu avais tendu les bras. Tu nous avais saisies toutes les deux dans tes mains puissantes. Tes beaux yeux globuleux s’étaient longuement attardés sur nos étiquettes respectives. Et puis oui, tu m’avais choisie. Tu avais sans ménagement reposé sur l’étagère, l’autre, l’étrangère, la blonde de Samos. Tu avais préféré ma beauté sereine, ma plus grande capacité et la modestie de mon prix. J’étais l’élue de ton cœur et de tes veines. C’est moi qui serai le velours de tes intestins. J’y pense là, en ce moment, vidée, heureuse et malheureuse. Je pense à cette part de moi étroitement unie à tes propres fluides. Je pense aussi à l’autre, là-bas, restée dans les rayonnages, dédaignée, stérile. Elle en crèvera de jalousie.
L Suel (1998)
Cette nouvelle a été publiée dans Le Corridor Bleu n° 5 en 1999.

Libellés : ,

posted by Lucien Suel at 10:19 0 comments

mardi 29 septembre 2009

Prose du ver

"Prose du ver" : nouvelle écrite en 1991, publiée la même année par les frères Poincelet dans la collection "Histoires grotesques" chez Lune Produck, avec des illustrations de Dominique Leblanc.
Prose du ver

Au-dessous de la ceinture, mon corps s’est desséché. La partie supérieure qui me permet encore de considérer l’existence, est coincée dans une fourche d’un pêcher rabougri. Je vais mourir dans l’espace aérien, à deux mètres du sol. Le sort est ironique.

J’avais identifié, près de la maison, un majestueux plant de datura. Je m’en étais préparé une importante décoction que j’avais goulûment absorbée. Je ne savais pas quel était mon animal-totem. La curiosité me poussait.

Je me tortillai un moment sur le sol, puis parvins à m’enfoncer sous une feuille de carton ondulé, détrempé par les récentes pluies. La fraîcheur de mon asile, la douceur de la terre meuble et le voisinage des cloportes m’enchantaient. Je me moulais entre deux rainures du carton dans la ténèbre protectrice. Mon occiput fouillait le sol spongieux, recherchait l’entrée de l’abdomen maternel. Je mâchais la terre arable, suçais les déchets organiques, filtrais les sels minéraux et les oligo-éléments. J’étais un boyau dans le boyau.

Soudain, la cuisante lumière du jour m’enveloppa. Je fus saisi par une main puissante. J’eus à peine le temps de me débattre que je tombai lourdement au fond d’une espèce de cuve en fer-blanc, au milieu d’un gluant amas de corps enchevêtrés. L’obscurité se fit et je sentis que l’on nous transportait. Les sensations que me produisait le contact de tous ces corps nus emmêlés, étaient enivrantes. Je me roulais au sein de la masse dans un état d’excitation incroyable. Glissant sur le mucus, humant la chaude humeur des chairs amalgamées, je manquai défaillir. Je me faufilais dans ces méandres, me vautrais dans cette fiévreuse promiscuité, accrue par les mouvements chaotiques que le déplacement donnait à la cuve. J’étais emporté. Le voyage de rêve se termina abruptement.

En pleine lumière, je me convulsais dans le poing d’un inconnu. Un ignoble harpon de métal s’enfonça dans mon intimité. Mes muscles meurtris furent sauvagement retroussés à l’intérieur de mon corps qui, par son poids, s’empala le long de la tige acérée. Une sourde souffrance irradia dans mon ventre. Le viol immonde n’épargna que le haut de mon corps. Désespérément, je secouais la tête. Mon persécuteur me lâcha et je me retrouvai pendu à cinquante centimètres du sol, dans le soleil. Le métal me brûlait l’intérieur. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais encore en vie, encore conscient.
Le filin qui me retenait se déplaça. Un mouvement rapide se fit vers le bas. Je vis avec terreur que j’étais maintenant suspendu au-dessus d’une étendue aquatique. Je n’avais pas eu le temps d’envisager le pire qu’il s’était produit. J’étais sous l’eau. Curieusement je ne m’étouffais pas. Ma situation était même moins désagréable. J’avais retrouvé une lumière moins violente, tamisée par la pellicule de lentilles qui recouvrait la surface de l’eau. Je pesais moins sur le câble à cause de la poussée d’Archimède, et la fraîcheur de l’élément liquide était bienfaisante à mes chairs tuméfiées par le pal.
Je commençais à m’habituer à l’idée d’une jouissance possible quand la gueule monstrueuse d’une tanche s’approcha de moi. Je tentais ridiculement de détourner mon visage, mais le mufle patibulaire me suivait continuellement. Je me laissai aller. Le museau humide s’approcha. Les lèvres de la créature se fermèrent autour de ma tête raidie. Une sensation de chaleur me saisit et la tanche recula doucement en gardant la bouche fermée. Ce massage inattendu me fit un bien extrême, d’autant que la bête recommença plusieurs fois son manège, me gobant de plus en plus profondément. Chaque fois que ses lèvres m’engloutissaient, je me forçais à l’immobilité, et même à une certaine rigidité, pour apprécier davantage la douceur du traitement.

A un moment, la tanche essaya de m’entraîner plus bas, vers le fond vaseux. Une douleur fulgurante me traversa. Je fus brutalement arraché à l’étreinte buccale. Je jaillis hors de l’eau à toute vitesse, entraîné par le câble. Je décrivis un grand arc de cercle et tombai dans les branches de ce pêcher riverain.

Extrême était la souffrance qui me taraudait l’intestin. Des cris furieux m’assourdissaient. Des jurons innombrables faisaient vibrer l’air. Puis le silence revint. Mon ventre s’était déchiré. Le harpon d’acier s’était détaché.
J’avais retrouvé une certaine liberté. Mais à quel prix ? Mon intégrité physique avait été bafouée. Je ne maîtrisais plus mes fonctions digestives. Et surtout, j’étais loin au-dessus du sol, incapable de rejoindre ma terre. Le soleil, heureusement, cautérisait mes blessures.

Depuis des heures, je suis là, à demi-desséché, complètement hébété. C’est un forficule qui me montre le chemin de la vie, me donne l’illumination. En le voyant s’extirper d’une pêche à moitié mûre, je comprends où est mon salut. Je me traîne au bord d’une craquelure du fruit, me glisse péniblement à l’intérieur. Je retrouve l’humidité, l’obscurité et la nourriture. La vie est belle. Le ver est dans le fruit.
Lucien Suel

Libellés : ,

posted by Lucien Suel at 09:21 2 comments

mercredi 26 août 2009

Le collectionneur d'esclaves

Le collectionneur d’esclaves.

Monsieur Spartacus est un ancien esclave qui s’est émancipé. Il a payé pour sa liberté. Il a participé au don du sang. Il est mort plusieurs fois pour que, par exemple, des chauffards sanguinaires ou des criminels abrutis puissent revenir à la vie avant leur jugement devant les cours de la république. Monsieur Spartacus connaît beaucoup d’esclaves. Monsieur Spartacus est devenu collectionneur d’esclaves. Il en possède, en corps, en esprit, en documents (images, sons, fichiers numériques...).

La principale thématique de sa collection est l’idéologie. C’est dans ce domaine qu’il conserve le plus grand nombre de spécimens, parmi lesquels aussi bien des esclaves du matérialisme marxiste que des esclaves du matérialisme libéral. Dans ces deux catégories, Monsieur Spartacus sait qu’il se trouve des maîtres et des victimes, mais tous sont esclaves. Il se souvient notamment de Léon Stalinovitch, un jeune hooligan dans sa collection d’esclaves en vidéo, un hooligan enfermé dans une prison populaire. Léon Stanilovitch s’était fait tatouer sur le front l’expression « Esclave du P.C.U.S.a». Monsieur Spartacus se demande s’il vivra assez longtemps pour voir dans les camps de la république européenne des tatouages « Esclave de la C.E.E. » ou « Esclave du F.M.I. » ou « Esclave du Progrès ». On pourrait prendre cela pour de la confusion, mais en réalité, Monsieur Spartacus se contente de vouer un sain mépris envers toutes les étiquettes. Ses esclaves n’ont même pas de codes-barres personnels. Il sait que de toutes façons, quand les esclaves se rencontrent, ils ne font que dire du mal de la liberté.

Dans la collection de Monsieur Spartacus, les esclaves les plus communs sont sans aucun doute les esclaves de la modernité, ceux qui sont attachés à la voiture, aux plats surgelés, aux prix littéraires, à la caque quarante, à l’adsl. Ceux-là se croient libres alors qu’ils sont les esclaves de leur fournisseur d’accès. Parfois même ils se créent de nouveaux liens, pris dans la glu de l’araignée internet.
La société moderne dans laquelle évolue Monsieur Spartacus favorise une forme d’esclavage à temps partiel ou choisi. Bien sûr, les chiens de garde du pâturage journalistique assurent que toutes les forces de la nation doivent tendre à assurer le plein esclavage. D’ailleurs, le parlement a solennellement affirmé le rôle positif de l’esclavage pour l’amélioration de l’augmentation de la croissance à deux chiffres. Les progrès du P.N.B. sont salués avec enthousiasme par les esclaves de l’économie. On ne dira jamais assez le rôle joué par les « chaînes » de télévision et la « presse » quotidienne qui garantissent fermement l’immobilisation de la pensée. De même, la «aceinturea» de sécurité, le « gel » des prix et le « fouet » de la concurrence sont des instruments avec lesquels la démocratie à visage humain renforce son pouvoir coercitif, libéral et social sur les citoyens tentés par la liberté.

Le citoyen en bon esclave de la publicité traîne son boulet. Son boulet est le parfait symétrique de la bedaine qu’il pousse devant lui au fur et à mesure que son obésité augmente à force de consommer les friandises que d’autres esclaves lui préparent dans les usines du monde. Monsieur Spartacus reconnaît à l’œil et à l’odeur les dents pourries des gamins esclaves du soda et des ordures manufacturées.
En plus de sa graisse, très souvent, le citoyen traîne derrière lui un lourd sentiment de culpabilité. Au bout d’un moment, après avoir été l’esclave de sa boulimie, il devient alors esclave de la forme, esclave du régime alimentaire. Il se transforme en observateur attentif des digits du pèse-personne. Il s’enveloppe dans des vêtements informes imprimés des slogans des maîtres. Monsieur Spartacus note que les esclaves portent fièrement les signes de leur écurie, le stigmate des étiquettes de marques. Parfois, certains esclaves envient la prison des autres. L’esclave de la forme court et sue pendant des kilomètres sans but. D’autres fois, il est obligé de se serrer le sexe, les testicules et les cuisses dans des caleçons de latex noirs et brillants pour tourner en rond sur une bicyclette sportive comme un écureuil dans sa cage. Ces courses punitives sont habituellement pratiquées en escouades. En d’autres endroits, les esclaves volontaires sont rassemblés par dizaines de milliers dans de vastes stades ou cirques dans lesquels ils doivent s’époumoner en hurlements continus et rythmés. En visionnant ces foules convulsées, Monsieur Spartacus sent monter en lui une certaine nostalgie.

Sur les murs du salon de Monsieur Spartacus, les devises des esclaves clignotent continuellement en lettres de néon coloré : « UN ESCLAVE, C’EST SACRE ! » « LE BONHEUR D’UN ESCLAVE N’A PAS DE PRIX ! » « ÊTRE ESCLAVE, LA VIE ! LA VRAIE ! » « ESCLAVES, PAYEZ LE JUSTE PRIX ! » «aLA LIBERTE, C’EST L’ESCLAVAGE ! ».

Pendant ce temps, ailleurs, dans le monde, les esclaves du marché reconnaissent le marché aux esclaves sur les vieilles photographies des atlas achetés dans les brocantes. L’administration leur dresse une « grille » de compétences. Les esclaves ronronnent derrière les barreaux. L’esclave du marché est accroché à sa connection à son portable à son baladeur à son ipode comme un morceau de viande au crochet de la boucherie. Il n’a même plus besoin de la voix de son maître pour enfiler sa camisole chimique ou technologique. Les esclaves de l’alcool ou de la drogue repeignent les murs de leurs prisons très régulièrement.

L’esclave du confort prend l’ascenseur avec son chien. Le chien traîne son «amaître » dans la rue. Il l’oblige à marcher derrière lui, attaché à sa laisse. Les esclaves des animaux de compagnie n’hésitent pas à enfiler leurs mains dans des sachets de plastique transparent pour saisir les excréments tout chauds pondus par leurs petits maîtres à quatre pattes.
Monsieur Spartacus a aussi épinglé dans sa cave quelques esclaves du sexe. Ceux-là sont tantôt dominateurs, tantôt soumis, toujours pathétiques.

Monsieur Spartacus porte une attention particulière à celles et ceux qui sont esclaves de leurs émotions, les fils, les filles, les pères, les mères, les frères, les sœurs. Toutes et tous entravés dans les liens familiaux tournent en rond dans la cage des relations affectives.
L’esclave des idées reçues mène une vie routinière. Il oublie qu’être esclave, c’est aussi vivre dans la peur, sans espoir de paradis. Parfois, l’esclave s’imagine libéré, mais il est simplement devenu esclave du langage, zigzaguant dans la prison des mots.

Monsieur Spartacus éprouve de la compassion pour les esclaves de sa collection. Un jour, si la vérité ne le fait pas, le garrot les rendra libres.

Lucien Suel
La Tiremande, avril-mai 2006
"Le collectionneur d'esclaves" a été publié à l'automne 2006 dans le n°1 de la revue Carbone.

Libellés : , ,

posted by Lucien Suel at 11:28 0 comments

jeudi 2 avril 2009

La mort en duplicata pour Cosmik Galata (7)

La mort en duplicata pour Cosmik Galata (7)
Feuilleton romanesque en vers justifiés.
VII

MAURICETTE BEAUSSART, AU FOUR BARS INN, RACONTE SON
HISTOIRE AUX TROIS HOMMES !


« Je vous demande de m'excuser, mais aucun de vous
trois ne peut être la dernière personne au monde à
avoir vu Cosmik Galata vivant ! C'est moi qui l'ai
vu la dernière ; c'est moi aussi qui ai prévenu le
commandant du corps au Q.G. Mon nom est Mauricette
Beaussart. En 1940 j'ai été arrêtée par la Gestapo
pour espionnage. La mort tombe vite sur un espion.

Cet homme, Cosmik Galata, a été mis dans la prison
où je me trouvais. Il m'a parlé de sa mission, son
message à transmettre. Il était parvenu à deux pas
du Q.G., mais il n'avait pas eu le temps de donner
le papier. Je savais où était installé le Quartier
Général, pas très loin de la prison où nous étions
enfermés. Cela ne nous avançait pas à grand chose,
puisque nous allions être fusillés ; Cosmik Galata
dit que, puisque je savais où se trouvait le Q.G.,
je devais m'échapper et confier le papier kraft au
commandement. Je ne voyais pas comment je pourrais
m'enfuir mais il me dit qu'il s'arrangerait et que
je ne devais pas m'inquiéter. Lorsque le soldat de
garde est entré dans la cellule pour nous donner à
manger, Cosmik Galata a plongé dans ses jambes. Il
lui a pété la figure, s'est emparé du fusil et des
clefs. Nous sommes sortis de la cellule. Et il m'a
obligée à fuir en avant. Je voulais que l'on parte
ensemble, mais il voulait couvrir mon derrière. Je
devais passer. Il m'a fait jurer ceci : il fallait
que je me rende au Four Bars Inn, à Cardiff, le 20
mai 1960. J'y retrouverai ses trois amis pour leur
révéler ce qui était advenu ; après, j'ai escaladé
le mur d'enceinte alors qu'il protégeait ma fuite.

C'est à ce moment, quand j'étais au sommet du mur,
qu'il a trouvé sa fin ! J'ai transmis le papier au
Q.G. J'ai été décorée avec la Croix de Guerre mais
je n'ai pas oublié ce qu'il m'avait demandé. Donc,
hier matin, j'ai pris le ferry à Calais pour venir
à mon rendez-vous . Depuis ces affreux événements,
j'ai tenté d'en savoir plus sur Cosmik Galata ; je
sais qu'il avait été compté manquant, présumé mort
pendant la Première Guerre Mondiale, en juin 1918.

Après, plus rien. Pas de nouvelles. » Tous restent
muets un moment, puis Mauricette Beaussart vide sa
chope et William énonce alors la question : « Mais
pourquoi nous avoir fait venir là spécialement ? »

Le patron du Four Bars Inn, qui s'est approché, un
torchon à la main, répond soudain d'une voix grave
légèrement tremblotante : « Je peux vous le dire !

Je peux vous fournir une explication ! Ecoutez-moi
bien ! Mon frère Cosmik Galata est né ici. Daddy &
Mummy
dirigeaient ce pub. Je leur ai succédé quand
ils sont morts. » Le patron du bar s'approche d'un
meuble. Il y prend la photo encadrée de noir. Tous
se lèvent. Ils se penchent et regardent par-dessus
l'épaule de Monsieur Galata. « La photo date de la
Grande Guerre. A compter de ce jour de mai 1918 où
il fut signalé absent jusqu'à aujourd'hui, j'étais
absolument persuadé qu'il avait été tué lors de la
Première Guerre Mondiale. » Tous ont le coeur ému.

Mauricette Beaussart, les larmes aux yeux, fouille
dans son sac à main et dit : « Monsieur Galata, je
vous en prie, acceptez cette décoration ! Fixez-la
sous le cliché de votre frère ! Elle devait être à
lui ! Oui, votre frère était un brave courageux et
vaillant, Monsieur ! » Oui vraiment, Cosmik Galata
était un brave. En cette soirée de mai 1960, trois
hommes et une femme lèvent leur verre. Ils portent
un toast à leur fameux sauveur. « A Cosmik Galata,
nous ne l'oublierons jamais ! » « Bravo, Bravo ! »

Au garde-à-vous, devant une photo jaunie de Cosmik
Galata, le patron du pub rend un ultime hommage au
héros, son frère ; cet homme qui s'est enfui plein
d'épouvante lors d'une guerre... et qui est mort à
à la suivante avec une grande vaillance, mort à la
suivante avec une grande vaillance, qui est mort à
la suivante avec une grande vaillance, la suivante
avec une grande vaillance, la suivante suivante...
Lucien Suel

Libellés : , ,

posted by Lucien Suel at 08:48 0 comments

lundi 30 mars 2009

La mort en duplicata pour Cosmik Galata (6)

La mort en duplicata pour Cosmik Galata (6)
Feuilleton romanesque en vers justifiés.
VI

AU FOUR BARS INN, WILLIAM BROWN PARLE :


« Avec la motocyclette volée, Galata et moi, avons
réussi à établir le lien avec une troupe alliée en
retraite vers Dunkerque. Nous avons pris une place
dans leur cortège. Je me sentais réconforté ; nous
n'étions plus isolés. Je ne savais de quelle façon
remercier Cosmik. J'avais une forte curiosité pour
celui qui avait tant fait pour nous ; j'ai demandé
ce qui était arrivé à sa compagnie. Il m'a répondu
qu'elle avait été annihilée. Ils avaient essayé de
contre-attaquer mais c'était inutile, il n'y avait
rien à faire ! Nous parlions au milieu du bruit de
moteur. Nous passions devant des tombereaux pleins
de meubles, tirés par des chevaux. La foule fuyait
devant l'avance allemande. Cosmik parlait d'un ton
monocorde. Je comprenais que cet homme avait perdu
tous ses camarades. Je lui dis que de toute façon,
il n'aurait rien pu faire, mais il s'imaginait que
s'il était resté, il aurait pu les sauver. Mais il
s'était enfui. Il avait eu tort... Mais il n'était
pas possible de supporter un tel tir de barrage...

Il avait été frappé de panique. Je ne comprenais à
vrai dire pas grand chose à ce qu'il me racontait.

On atteignait le pont sur le canal de Furnes. D'un
geste de la main, un bidasse faisait signe de nous
dépêcher. En effet, on allait faire sauter le pont
car l'ennemi approchait rapidement vers Dunkerque.

Tout à coup, le moteur de la motocyclette hoqueta.

Je m'emportai contre l'engin bronchiteux. En fait,
c'était la panne d'essence. Nous nous arrêtâmes au
seuil du pont. Un sergent m'enjoignit d'enlever ce
tas de ferraille du passage. Au lieu de se fâcher,
je lui demandai de nous aider. A l'entrée du pont,
le trafic ralentissait. Un véhicule attardé voulut
traverser. Je fis signe au chauffeur de s'arrêter.

Je demandai s'il pouvait nous prendre à bord de ce
camion. Il n'avait pas de place pour nous deux. Le
camion était chargé de prisonniers. Je fis le tour
du camion par curiosité ; c'était la première fois
que je voyais des prisonniers. Et il en y avait un
bon stock. Je plaisantai en conseillant au sergent
qui les gardait à l'arrière de ne pas leur laisser
la clé. Soudain, Cosmik qui se tenait près de moi,
cria : « Stop it ! Arrêtez ce camion, il n'y a pas
de prisonniers ! C'est un piège ! » Un M.P. braqua
son pistolet-mitrailleur sur la cabine, forçant le
conducteur à stopper. Sous la bâche du camion, des
jurons en allemand retentirent. Puis une fusillade
éclata et le pont devint un champ de bataille. Les
pseudo-prisonniers avaient sauté en bas du camion,
empoignant les armes qu'ils avaient cachées. Mais,
trop encerclés, les Allemands se rendirent. Galata
expliqua qu'ils voulaient passer le pont, le tenir
jusqu'à l'arrivée des tanks allemands. La surprise
étant avec eux, ils auraient pu réussir leur coup.

Sans Cosmik Galata, le pont du canal de Furnes eut
pu être pris. Alors, tous les tanks auraient eu la
voie libre. Quand je lui demandai comment il avait
eu vent de la ruse, Cosmik parla de son intuition.

Les Allemands réellement désarmés pour cette fois,
furent installés sous bonne garde dans la voiture.

Soudain, en sens inverse on vit arriver un soldat,
une estafette sur une motocyclette. Le M.P. bloqua
le passage en levant la main. Il fit remarquer que
la moto allait dans la mauvaise direction. Tentant
de s'arrêter, l'estafette perdit le contrôle de sa
machine qui se renversa sur le pont. Les jambes du
pilote s'étaient fracturées dans la chute ; Galata
vint près du jeune soldat qui, malgré la blessure,
voulait se relever. Cosmik lui conseilla de rester
calme. Le motocycliste voulait continuer. Il était
chargé d'une mission difficile en Belgique. Il lui
fallait absolument arriver au Quartier Général, où
qu'il se trouvât ; on n'arrivait plus à le joindre
par radio. C'était une mission sans grand espoir !

Cosmik inspecta la feuille de papier kraft. Il dit
qu'il avait enfin trouvé la réponse au problème, à
son problème. Je ne comprenais pas ce qu'il disait
là. C'était une énigme. Je lui demandai de m'aider
à bouger le blessé. Le pitoyable garçon levait les
yeux sur Cosmik Galata. Il semblait très jeune. Il
avait peut-être menti sur son âge pour se livrer à
l'aventure de la guerre ; il interrogea Cosmik qui
lui dit qu'il irait à sa place, en Belgique, qu'il
trouverait le Quartier Général pour lui. Je pensai
que c'était une résolution naze. Pourquoi irait-il
se remettre là-dedans alors qu'ici nous avions une
chance de nous en tirer ? Cosmik me dit de partir.

Je devais emmener le blessé avec moi. Il releva la
moto, s'installa dessus, me sourit en disant qu'il
avait eu plaisir à me rencontrer et partit dans la
direction de l'Est, du danger. Je ne savais pas ce
qu'il ferait, mais si quelqu'un arrivait à trouver
le Q.G. et le commandant, c'était bien Cosmik ! En
fait, le commandant est bien revenu, plus tard, et
grâce à lui ! Vous conviendrez donc que c'est bien
moi qui suis le dernier à avoir vu Galata. » (Ici,
encore une note pour les lecteurs de cette oeuvre.
Après les récits des trois soldats, nous terminons
cette chronique en faisant intervenir une cliente,
puis le patron du
Four Bars Inn de Cardiff.) Ayant
fini leur récit, les trois amis allaient vider une
dernière pinte avant le départ, lorsqu'une vieille
femme, aux lunettes fumées, assise à la table près
d'eux, se leva avec son verre en amenant sa chaise
derrière elle. Sans façon, elle s'approcha et vint
s'installer entre William et Burroughs, en face de
Lennon. Les trois étaient tout à fait sidérés. Ils
le furent bien plus encore quand, verre à la main,
Mauricette Beaussart, c'était son nom, commença le
récit de ses aventures. Le mystère va s'éclaircir.
à suivre...

Libellés : , ,

posted by Lucien Suel at 18:25 0 comments

vendredi 27 mars 2009

La mort en duplicata pour Cosmik Galata (5)

La mort en duplicata pour Cosmik Galata (5)
Feuilleton romanesque en vers justifiés.

V
RECIT D'ALBERT LENNON AU FOUR BARS INN.
« Nous avons quitté la ferme en ruines en galopant
dans les prés. En remontant la colline, nous avons
aperçu une moto abandonnée, manifestement celle de
l'Allemand que Cosmik Galata avait laissé groggy à
la ferme. William suggéra de voler la moto. Il dit
qu'il se sentait capable de la conduire. Au moment
où nous allions confisquer la moto, le restant des
membres de l'escouade allemande apparut. Nous nous
jetâmes sur le sol. Les Allemands à l'exception de
deux d'entre eux descendirent vers la ferme pour y
rejoindre leur camarade. Ils ignoraient quel avait
été son triste sort. William et moi nous décidâmes
à jouer notre va-tout. Nous approchâmes en rampant
des deux sentinelles. La crosse de mon arme suivit
un arc de cercle foudroyant qui stoppa pile sur le
crâne de mon ennemi, tandis que William tordait le
cou du deuxième par une clef très efficace. Alarmé
par le bruit du démarrage du moteur qui repartait,
le reste du groupe revint. Nous étions poursuivis.

Je me retournai. Accroupi dans le side-car, je vis
au loin la meute des motos adverses se rapprocher.

C'était une course désespérée. Nous atteignîmes le
canal de la Haute-Colme. William s'informa sur mes
capacités de nageur. Nous n'aurions pas la liberté
d'une baignade. Il était déjà trop tard pour cela.

Ils n'étaient plus loin de nous. Il faudrait qu'on
défende notre peau. Subitement, alors que l'ennemi
arrivait à portée de nos armes, une grenade lancée
d'un buisson fit voler en miettes la moto de tête.

Je reconnus sur le coup, dans son costume de tweed
gris, la silhouette de Cosmik Galata. Il venait de
nous sauver. Nous l'accueillîmes avec joie et nous
lui demandâmes d'où il venait. Il ne répondit pas,
mais nous conseilla de suivre le chemin de halage,
le long du canal de la Colme. William se hissa sur
la moto. Cosmik s'installa derrière lui. Et moi je
m'assis dans le side-car. J'étais satisfait d'être
du côté opposé à la berge : j'avais la crainte que
William ne nous renverse une fois de plus. Tout en
roulant, Cosmik Galata nous rassura sur le sort de
Charlie. En longeant le canal, nous nous dirigions
vers les dunes de sable du littoral. En arrivant à
Bergues, nous découvrîmes un barrage à l'entrée du
village. La moto s'immobilisa à plusieurs dizaines
de mètres. Des coups de feu claquèrent. On pensait
que les Allemands étaient là. Cosmik nous détrompa
et nous expliqua que c'étaient les gens de Bergues
qui tiraient sur nous, parce qu'ils nous croyaient
des envahisseurs, à cause de la moto allemande que
nous avions volée. Cosmik nous donna le conseil de
lever les mains. Sans délai, quelques habitants du
cru, en compagnie d'un gendarme et de sept soldats
belges, s'avancèrent vers nous, très énervés. Nous
les priâmes de nous laisser passer le barrage. Ils
étaient épatés par le fait que nous ayons pris une
motocyclette aux conquérants venus de Germanie. Le
groupe des villageois ne savait plus quoi décider.

C'était la seconde fois de leur vie que cet ennemi
infestait leur terre. La radio ne donnait plus que
des très mauvaises nouvelles. Les jeunes voulaient
se battre. Cosmik Galata les dissuada, il expliqua
qu'à (sic) son avis, il était maintenant trop tard
et qu'il fallait laisser les Allemands en paix. Je
demeurais pantois en l'entendant s'exprimer ainsi.

Aussi l'apostrophai-je en disant qu'il n'était pas
surprenant que l'ennemi avançât aussi vite si tout
un chacun tenait un tel discours. Galata essaya de
se justifier en disant qu'il est inutile de lancer
des civils inexpérimentés face à de telles armées,
d'autant que les alliés eux-mêmes n'avaient pas pu
réussir. Alors, pourquoi vouloir faire expirer ces
gens ? Mon opinion ne changerait pas : Si la balle
porte ton nom, rien à faire pour y échapper ! Déjà
un vol de Stukas vibrait dans les cieux, assassins
de sang froid balançant leurs bombes, boum boum au
milieu de Bergues, laissant tous ces morts et tous
ces invalides. Galata pensait encore qu'il fallait
filer au plus vite. Le long du canal, les éléments
mécanisés de l'armée allemande profilaient déjà le
museau. Obstiné comme un idéaliste, je refusais de
démarrer. Je ne pouvais pas lâcher ces gens en cet
instant. William était de mon avis. Finalement, on
prit place dans la barricade ; Galata estimait que
c'était de la folie, mais il nous fallait le faire
avec tous ceux qui s'engageaient à prendre part au
combat. Cosmik Galata prit la direction du groupe.

Il nous recommanda de ne pas tirer avant un ordre.

Il attendit que les blindés soient à moins de cent
mètres et il ordonna le feu. A la première rafale,
le camion de tête fit une embardée. Il se renversa
sur le chemin de halage. La voiture qui le suivait
bascula dans le canal au milieu d'une gerbe d'eau.

A ce moment-là, je reçus une balle. Avec l'aide de
quelques soldats belges, je fus porté dans la plus
proche maison, celle de l'éclusier. Les soldats me
déposèrent sur une paillasse. William trouvait que
l'action était bonne, mais qu'il serait impossible
de tuer tous ces Teutons. Alors Galata nous dit de
nous rendre. Et c'est là que j'ai dû m'évanouir. »
à suivre...

Libellés : , ,

posted by Lucien Suel at 08:03 0 comments

mardi 24 mars 2009

La mort en duplicata pour Cosmik Galata (4)

La mort en duplicata pour Cosmik Galata (4)
Feuilleton romanesque en vers justifiés.

IV

SUITE DU RECIT PAR CHARLIE BURROUGHS...

« Et nous avons commencé à cheminer par les champs
et les près. Cosmik semblait connaître le pays. Au
bout d'une heure au sortir d'un chemin creux, nous
sommes arrivés à l'entrée de Steenwerck devant une
ferme. Cosmik pensait qu'on pourrait se reposer un
moment. Des camions de l'arrière-garde passeraient
peut-être par là. Moi, j'étais toujours apeuré. Je
me demandais si le paysan n'allait pas nous livrer
aux ennemis. Cosmik Galata me dit que les Flamands
sont de braves gens. Il s'abusait. Le péquenot dit
qu'il ne voulait pas de nous chez lui ; j'eus beau
lui répéter qu'on partirait au passage d'un camion
britannique. Il ne voulut rien savoir. Il est vrai
que cacher des soldats est une fonction dangereuse
pour celui qui a une famille à protéger ; l'épouse
et la fille du fermier flamand restaient derrière,
craintivement appuyées l'une à l'autre. A force de
persuasion, le plouc céda. Cosmik lui assurait que
les Allemands ne viendraient pas ici, lorsque tout
à coup, on entendit un bourdonnement de moteur. Je
savais bien que ce n'était pas un fantôme écossais
qui entrait dans la cour, mais plutôt un blindé de
la Wehrmacht. On était des rats pris au piège. Les
paysans pleurnichaient, ils étaient sans illusions
sur l'issue fatale. Cosmik Galata a dit au fermier
que nous allions nous cacher dans le grenier, dans
la grange. Il l'a mis en garde contre une trahison
éventuelle en le menaçant de rétorsions terribles.

Le fermier jura de ne pas révéler notre existence.

Nous avons alors accédé à la grange en passant par
le derrière de la maison. Vite nous avons escaladé
l'échelle. J'étais fourbu et me laissai tomber sur
la paille. Allongés au bord du grenier, nous avons
espionné l'automitrailleuse blindée. Un des Boches
était descendu et parlait avec le paysan. Rien que
mes respirations haletantes troublaient le silence
de la grange. Une sueur glacée dégoulinait le long
de mon dos, entre mes omoplates. Le moteur changea
de régime ! Le véhicule ennemi avançait vers nous.

Il s'arrêta pile sous le porche de la grange. Nous
étions presque persuadés que le fermier nous avait
trahis. Alors, Cosmik Galata empoigna la grenade à
manche. Il allait la jeter quand nous comprîmes la
volte-face des Fritz. Au loin, vers Hazebrouck, on
voyait arriver des camions britanniques en convoi.

L'auto-mitrailleuse avait fait tourner sa tourelle
vers nos amis. Le paysan ne nous avait pas trahis.

L'ennemi tendait son piège. Le convoi passa devant
l'entrée de la ferme et les Allemands firent feu !

Heureusement, le tir n'était pas très bien réglé !

Bien trop court... Complètement raté... Le premier
véhicule s'arrêta sur le côté. Les nôtres allaient
s'abriter derrière le mur de clôture. Mon sang fit
un seul tour ; il fallait sauver nos compatriotes.

Je demandai à Cosmik de lancer des grenades sur la
tourelle de cette machine à nos pieds. Mais Cosmik
me fit remarquer qu'elles ne feraient que rebondir
sur le blindage sans causer de grands dégâts à ses
occupants. Il y avait une meilleure chose à faire,
se servir du broyeur sur roues qui se trouvait ici
à nos côtés. Nous l'entourâmes avec un gros câble.

Je soulevai le palan. Cosmik fixa le crochet de la
chaîne au broyeur. En poussant avec toute la force
dont nous pouvions user, nous réussîmes à orienter
la machine suspendue au palan au-dessus du blindé.

Alors, je lâchai la chaîne et le lourd engin tomba
sur le canon. Avec un fracas horrible, la tourelle
frontale se déchira comme du papier kraft. C'était
merveilleux ! Les Allemands tentèrent de sortir et
à ce moment, Galata lança une grenade dans le trou
de la tourelle. Les ennemis passèrent sur-le-champ
de vie à trépas. Le capitaine du convoi de camions
nous offrit de nous emporter... C'était une chance
d'atteindre une zone plus paisible. Cosmik refusa.

Quand je passai la ridelle du camion, il dit qu'il
lui restait une petite chose à faire avant de s'en
aller. Pendant que le véhicule s'éloignait, je lui
fis signe de la main tout en pensant que je devais
la vie à cet étrange bonhomme. Je pensais aussi au
rendez-vous dans vingt ans, à la rencontre au Four
Bars Inn
songeant que j'y serai et..., j'y suis. »
à suivre...

Libellés : , ,

posted by Lucien Suel at 07:35 0 comments