vendredi 1 octobre 2021

Venir au vent (VIII) par Laurent Margantin

 Au port de santa teresa

II

 

Rome

voix fortes montant de la cour

chocs de la vaisselle qu'on entasse,

après minuit les derniers clients finissent leur repas

et c'est la joie alourdie par la fatigue

qui anime le moindre geste,

laver, essuyer, ranger

les ordres du chef se mêlant

aux rires brefs des serveurs

 

une force plus forte que nous

nous entraînait sur ces eaux noires

que nous ne cherchions même pas à sonder

plongés dans le sommeil anxieux de toute traversée

 

et à Santa Teresa j'attendrai aussi un bateau

pour aller d'une île à l'autre

connaissant enfin la destination

 

c'est une nuit, une seule nuit visitée

par la plus petite voix d'enfant

qui demande je ne sais quoi à sa mère

si les eaux par exemple n'allaient pas nous engloutir

et nous faire voyager dans le ventre de la baleine

 

je ne suis plus tout à fait sûr des noms

il faudra que je consulte une carte

mais c'est à Olbia je crois que très tôt le matin

le navire nous débarqua

tous assagis ou plutôt abrutis

par le bourdonnement monotone des moteurs

qui toute la nuit avait rythmé

notre mauvais sommeil

 

une foule lente

et précautionneuse descendit le pont

 

dans la chambre de la pension à Rome

je me souviens que je lisais L'esprit du Tao

de Jean Grenier, où est racontée la célèbre parabole

de Tchouang-tseu rêvant qu'il était un papillon

 

le soleil se levait à l'horizon

moi aussi je préfère les levers de soleil

sur la mer aux couchers,

au même moment la côte sarde émergeait

nous étions tous sur le pont

comme toujours lorsqu'on aborde une terre

sans pouvoir croire à ce que nous voyions

 

et comment est-il possible

qu'il y ait encore des îles ?

et qu'elles soient encore habitées ?

peut-on y vivre vraiment?

sont les questions que se posent en secret

les voyageurs venus des continents

et obsédés par le confort moderne

 

immense et curieuse fatigue

avant une énième traversée

qui semblait l'aboutissement de celles

que j'avais faites au nord de la Norvège

aux îles Lofoten

 

là-haut

je suis allé de fjord en fjord

parfois on restait seulement

quelques minutes sur le ferry,

embarquant et débarquant

une fois par jour au moins,

jusqu'à ce bout du monde

que j'atteignais un jour d'août

un village de pêcheurs qui portait un nom

d'une seule lettre que je ne savais pas prononcer

 

Laurent Margantin est un auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne (www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour /3 (éditions Œuvres ouvertes)

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posted by Lucien Suel at 07:11