Venir au vent (VII) par Laurent Margantin
Au port de santa teresa
C'était il y a tout juste dix ans
I
Arrivé au port de Santa Teresa
à la pointe nord de la Sardaigne
une curieuse et immense fatigue
m'enveloppa
fatigue de bout du monde
que je connaissais bien
pour l'avoir éprouvée en d'autres lieux
après plusieurs nuits de veille
et de mauvais sommeil
mais ce quai, ce rivage
m'étaient étrangement familiers
ce n'était plus l'isolement glacé de l'île de Vaeroy
au large des Lofoten en Norvège
où j'avais débarqué un de ces jours
de grande lumière nordique
ce n'était pas non plus la blancheur de la Camargue
qu'un jour d'hiver j'étais allé traverser
non, cette fatigue était différente
Rome bourdonnait encore dans mon esprit,
voix fortes dans la cour de la pension
près de la gare après minuit,
et aussi le silence vivant de ses jardins, une autre vie
en cette vie, dit le poète d'outre-Atlantique,
vie montant des choses les plus simples,
les plus invisibles
puis à Civita-Vecchia
pensant à Stendhal
qui y avait vécu quelques années
et dont j'avais lu alors
bien sûr la Chartreuse de Parme
(un des souvenirs de lecture de mon père
qui me l'avait conseillé quand j'étais adolescent
- il avait gardé le livre parmi quelques-uns à la cave)
mais aussi les si prenantes Chroniques italiennes
qui m'avaient fait sentir ce qu'était
une écriture allègre et forte
à Civita-Vecchia j'avais eu toute une journée
pour flâner sur le port et errer sur la côte,
mauvais rochers où l'on ne peut rester assis
et que l'on quitte sans regret
et la nuit était venue
versant totalement opposé
de ce jour ensoleillé et brûlant
(comme tous ceux que j'avais passés à Rome)
une nuit froide et profonde en mer,
embarqué sur ce navire
en partance pour la Sardaigne
au milieu d'une foule bigarrée et nerveuse
d'avoir attendu jusque tard dans la nuit
pour pouvoir monter à bord
toutes les foules qui embarquent
sont mues par un sentiment de panique
qui rappelle les jours de mobilisation
ces images de film où l'on voit
des couples se séparer,
des enfants tirés par leur mère,
des marées humaines se créer en quelques instants
dont le mouvement est très aléatoire
mais des Italiens, des Italiens
montant à bord d'un navire bientôt bondé !
J'avais pu me réfugier à l'avant
à l'abri tout de même parce qu'il faisait froid
et j'espérais pouvoir dormir un peu
afin d'oublier la foule
Laurent Margantin est un auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne (www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour /3 (éditions Œuvres ouvertes)
Libellés : Invité du Silo, Laurent Margantin, Poésie, Venir au vent
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