vendredi 24 septembre 2021

Venir au vent (VII) par Laurent Margantin

Au port de santa teresa

 

C'était il y a tout juste dix ans

 

I

 

Arrivé au port de Santa Teresa

à la pointe nord de la Sardaigne

une curieuse et immense fatigue

m'enveloppa

 

fatigue de bout du monde

que je connaissais bien

pour l'avoir éprouvée en d'autres lieux

après plusieurs nuits de veille

et de mauvais sommeil

 

mais ce quai, ce rivage

m'étaient étrangement familiers

ce n'était plus l'isolement glacé de l'île de Vaeroy

au large des Lofoten en Norvège

où j'avais débarqué un de ces jours

de grande lumière nordique

ce n'était pas non plus la blancheur de la Camargue

qu'un jour d'hiver j'étais allé traverser

non, cette fatigue était différente

Rome bourdonnait encore dans mon esprit,

voix fortes dans la cour de la pension

près de la gare après minuit,

et aussi le silence vivant de ses jardins, une autre vie

en cette vie, dit le poète d'outre-Atlantique,

vie montant des choses les plus simples,

les plus invisibles

 

puis à Civita-Vecchia

pensant à Stendhal

qui y avait vécu quelques années

et dont j'avais lu alors

bien sûr la Chartreuse de Parme

(un des souvenirs de lecture de mon père

qui me l'avait conseillé quand j'étais adolescent

- il avait gardé le livre parmi quelques-uns à la cave)

mais aussi les si prenantes Chroniques italiennes

qui m'avaient fait sentir ce qu'était

une écriture allègre et forte

 

à Civita-Vecchia j'avais eu toute une journée

pour flâner sur le port et errer sur la côte,

mauvais rochers où l'on ne peut rester assis

et que l'on quitte sans regret

et la nuit était venue

versant totalement opposé

de ce jour ensoleillé et brûlant

(comme tous ceux que j'avais passés à Rome)

une nuit froide et profonde en mer,

embarqué sur ce navire

en partance pour la Sardaigne

au milieu d'une foule bigarrée et nerveuse

d'avoir attendu jusque tard dans la nuit

pour pouvoir monter à bord

 

toutes les foules qui embarquent

sont mues par un sentiment de panique

qui rappelle les jours de mobilisation

ces images de film où l'on voit

des couples se séparer,

des enfants tirés par leur mère,

des marées humaines se créer en quelques instants

dont le mouvement est très aléatoire

 

mais des Italiens, des Italiens

montant à bord d'un navire bientôt bondé !

 

J'avais pu me réfugier à l'avant

à l'abri tout de même parce qu'il faisait froid

et j'espérais pouvoir dormir un peu

afin d'oublier la foule

 

Laurent Margantin est un auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne (www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour /3 (éditions Œuvres ouvertes)

 

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posted by Lucien Suel at 06:57