Venir au vent (V) par Laurent Margantin
AU CONFLUENT
III
Jean-la-péniche,
tu as la casquette bleu foncé du batelier
et la vareuse de même couleur,
la face rouge au soleil de la glace du bar
dont tu as connu toutes les bouteilles un jour,
tu as la mauvaise humeur
enfoncée dans la chair,
maugréant à la moindre averse,
à la moindre remarque,
Jean, as-tu jamais quitté les rives de la Seine ?
elles sont belles en été, ces rives surtout à Evry où vit la sœur de ma femme institutrice là-bas le dimanche nous lui rendons quelquefois visite et allons marcher du côté de l'écluse
chutes d'eau, au-dessus
on avance sur un pont
qui mène aux champs de blé,
cela doit être beau de passer là,
en route sur le fleuve,
porté simplement par le courant,
je suis allé en Allemagne aussi,
je te lirai des passages de mon carnet de bord car moi qui ne suis pas écrivain j'ai eu besoin de dire le bonheur de naviguer et la joie de sentir devant soi s'ouvrir l'océan sans jamais pouvoir l'atteindre oh, sans doute trouveras-tu ces pages bien naïves,
longues marches à longer le fleuve
sur sa rive occidentale, là-bas
le Main se mêle aux eaux folles
dans la plus belle indifférence des quelques passants,
et je pense aux mots qui expriment le passage
et la souplesse, ce qu'on appelle en allemand
Geschmeidigkeit,
je pense aux mots qui parlent
du vol de la mouette et du flux du fleuve,
vaste fleuve parti vers les terres du nord,
vol qui ne cessera jamais d'être essor,
eaux libres de l'esprit,
gestes presque aériens,
certains jours à aller ainsi sur l'eau attentif aux courants et au vent on se sent soi-même devenir fleuve quelque chose de plus grand de plus fluide de plus ouvert et de plus vivant
car ce fleuve est éveil,
depuis la source jusqu'à l'estuaire,
sourde poussée de l'amont, qui,
jour après jour, conduit
à un espace plus clair,
et je rêve encore de ce mot,
essor,
dont j'ai retrouvé la sève dans de vieux
dictionnaires,
autrefois,
dans une langue qui ne servait encore aucun État,
avant toutes les académies,
on disait
une fenêtre dont il venoit un peu d'essor,
c'est-à-dire un peu d'air,
on disait aussi,
estre a l'essor pour
« être soulagé », « se sentir libre »,
et dans certains textes de Chrétien de Troyes
on trouve essor pour exprimer l'origine,
comme si prendre son essor,
s'exposer à l'air et à la lumière
était l'acte originel
antérieur à toutes les fondations étouffantes,
curieuse errance
dans les flots de la langue
que je réalisais en suivant le fleuve
et en contemplant les vigoureux mouvements
de l'oiseau,
curieuse errance
des chemins de halage de la Seine
aux berges rhénanes,
parcourant un sentier
au-delà des géographies séculaires
de la France et de l'Allemagne,
mais saurais-je t'en parler à toi qui me regardes
et me parles assis au fond de ce café de Conflans?
ou bien à toi que je croise au bord du Rhin?
Laurent Margantin est un
auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux
îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions
Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis
plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne
(www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour /3
(éditions Œuvres ouvertes
Libellés : Invité du Silo, Laurent Margantin, Poésie, Venir au vent
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