vendredi 10 septembre 2021

Venir au vent (V) par Laurent Margantin

 AU CONFLUENT

III

 

Jean-la-péniche,

tu as la casquette bleu foncé du batelier

et la vareuse de même couleur,

la face rouge au soleil de la glace du bar

dont tu as connu toutes les bouteilles un jour,

tu as la mauvaise humeur

enfoncée dans la chair,

maugréant à la moindre averse,

à la moindre remarque,

Jean, as-tu jamais quitté les rives de la Seine ?

 

elles sont belles en été, ces rives     surtout à Evry      où vit la sœur de ma femme     institutrice là-bas      le dimanche     nous lui rendons quelquefois visite     et allons marcher du côté de l'écluse

 

chutes d'eau, au-dessus

on avance sur un pont

qui mène aux champs de blé,

cela doit être beau de passer là,

en route sur le fleuve,

porté simplement par le courant,

je suis allé en Allemagne aussi,

 

je te lirai des passages de mon carnet de bord      car moi qui ne suis pas écrivain     j'ai eu besoin de dire le bonheur de naviguer     et la joie de sentir devant soi      s'ouvrir l'océan     sans jamais pouvoir l'atteindre     oh, sans doute trouveras-tu ces pages bien naïves,

 

longues marches à longer le fleuve

sur sa rive occidentale, là-bas

le Main se mêle aux eaux folles

dans la plus belle indifférence des quelques passants,

et je pense aux mots qui expriment le passage

et la souplesse, ce qu'on appelle en allemand

Geschmeidigkeit,

je pense aux mots qui parlent

du vol de la mouette et du flux du fleuve,

vaste fleuve parti vers les terres du nord,

vol qui ne cessera jamais d'être essor,

eaux libres de l'esprit,

gestes presque aériens,

 

certains jours      à aller ainsi sur l'eau     attentif aux courants     et au vent     on se sent soi-même devenir fleuve    quelque chose de plus grand      de plus fluide de plus ouvert et de plus vivant

 

car ce fleuve est éveil,

depuis la source jusqu'à l'estuaire,

sourde poussée de l'amont, qui,

jour après jour, conduit

à un espace plus clair,

et je rêve encore de ce mot,

essor,

dont j'ai retrouvé la sève dans de vieux

dictionnaires,

autrefois,

dans une langue qui ne servait encore aucun État,

avant toutes les académies,

on disait

une fenêtre dont il venoit un peu d'essor,

c'est-à-dire un peu d'air,

on disait aussi,

estre a l'essor pour

« être soulagé », « se sentir libre »,

et dans certains textes de Chrétien de Troyes

on trouve essor pour exprimer l'origine,

comme si prendre son essor,

s'exposer à l'air et à la lumière

était l'acte originel

antérieur à toutes les fondations étouffantes,

 

curieuse errance

dans les flots de la langue

que je réalisais en suivant le fleuve

et en contemplant les vigoureux mouvements

de l'oiseau,

curieuse errance

des chemins de halage de la Seine

aux berges rhénanes,

parcourant un sentier

au-delà des géographies séculaires

de la France et de l'Allemagne,

mais saurais-je t'en parler à toi qui me regardes

et me parles assis au fond de ce café de Conflans?

ou bien à toi que je croise au bord du Rhin?

 

Laurent Margantin est un auteur et traducteur vivant à la Réunion. Il a publié plusieurs récits (Aux îles Kerguelen, Le Chenil, Roman national) aux éditions Œuvres ouvertes et des poèmes dans plusieurs revues. Il travaille depuis plusieurs années à une édition critique du Journal de Kafka accessible en ligne (www.journalkafka.com). Dernière publication : Les Carnets du nouveau jour /3 (éditions Œuvres ouvertes  

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posted by Lucien Suel at 07:30