lundi 12 décembre 2005

Vouloir mourir, témoignage de Ianthe Brautigan (8/8)

A l’âge de neuf ans, j'ai connu une femme qui boitait. Je lui ai demandé comment ça lui était arrivé. Elle me dit qu'à 16 ans avec une amie, elles avaient fait les folles et que les parents avaient décidé d'un commun accord que les filles devaient subir un traitement à l'électrochoc. Une courroie qui la maintenait s'est rompue pendant la séance et depuis elle est restée avec cette jambe qui boite toujours. Quant à son amie elle était devenue si calme que tout ce qu'elle voulait faire, c'était se mettre de la pommade sur les mains. Une fois en écoutant un talk show, j'entendis la voix à peine audible d'une auditrice qui racontait qu'on lui avait dit que si elle voulait se sortir de l'état de laisser-aller dans lequel elle se trouvait, elle devait subir le traitement. « J'ai perdu une grande partie de ma mémoire. » disait-elle.
Mon père m'a raconté un grand nombre de souvenirs de son enfance. Après avoir quitté l'école il avait travaillé dans une usine de conserves. « Je transportais les chargements de concombres et je mangeais des petits cornichons d'un tonneau dans l'usine jusqu'au jour de la bouchée fatale. Gavé ! rit-il, je suis resté des années sans manger de cornichon. »
Il me raconta cette histoire en croquant un cornichon.
Cette nuit-là, j'essayai de régler le poste pour mieux entendre ce que la voix douce de cette femme disait. Mais au bout d'un moment je dus laisser tomber. La voix était trop faible.
Ils ont condamné mon jeune père idéaliste. Sa seule erreur est d'avoir voulu devenir écrivain professionnel dans la petite ville d'Eugene, Oregon, en 1955. Ils l'ont conduit à l'Hôpital Psychiatrique d'État de Salem.
Une fois là, ils lui ont fourni plus de repas réguliers qu'il lui fallait mais aussi des électrochocs et des cauchemars pour le reste de sa vie. Au début des années cinquante il n'y avait aucune anesthésie avec ce traitement. Ils attachaient solidement mon père, lui mettaient un morceau de caoutchouc dans la bouche pour qu'il ne se morde pas la langue et ils envoyaient le courant.
Dans le silence de la nuit, je compris que je ne saurais jamais si mon père avait perdu une partie de sa mémoire avec tout ce courant électrique. La femme de l'émission avait dit qu'elle avait perdu l'équivalent de deux semaines de sa mémoire et ajoutait qu'elle ne pensait pas avoir perdu grand chose d'important.
Dernièrement j'ai demandé à mon beau-père.
« Comment appelaient-ils les traitements ?
- T. E. C.*, répondit-il.
- As-tu vu des patients à qui on en a fait ?
- Oh ! bien sûr, dit-il. Mais les derniers remontent aux années soixante-dix. Je ne pensais pas qu'ils en faisaient encore.
- Est-ce que les patients que tu as vus avaient perdu la mémoire après ça ?
- Parfois. Mais presque tous se souvenaient de tout ce qui s'était passé et surtout de la douleur du traitement. Ils ont aussi pratiqué la thérapie de choc à l'insuline après ça. Ils injectaient suffisamment d'insuline aux patients pour provoquer un genre de choc. C'est tout ce qu'ils avaient à l'époque. Ils ne disposaient pas de toutes les drogues d'aujourd'hui. »
Je lui racontai l'histoire de cette femme dans le Sud qui m'avait parlé de son traitement. Il fut un peu dubitatif.
« Ils n'ont utilisé les T. E. C. que sur des patients atteints de schizophrénie ou des maniaco-dépressifs.
- Et pour mon père ? »
J'ai hésité un moment. Ce que je voulais demander c'était s'il pensait que mon père était fou.
« Que penses-tu que ça lui a fait ?
- Les T. E. C. n'ont pas marché dans la plupart des cas. Et quant ça fonctionnait, il fallait toujours en refaire.
- Donc pendant tout le reste de sa vie où il a été relativement sain, il n'était probablement pas malade mentalement. »
Cette logique me soulage. Mon père a été profondément déprimé. Et je sais qu'ils utilisent encore le T. E. C. pour traiter des cas de dépression et ça ne répond en rien aux besoins des patients. Quelques personnes disent, comme la dame que j'ai entendue à la radio, que les T. E. C. les ont sauvés. Mais je n'ai jamais entendu mon père dire qu'il avait été heureux de subir semaine après semaine ces électrochocs. Mon beau-père dit que c'est une sorte de mini-chaise électrique.

Beaucoup de biographes veulent travestir l'histoire de la fin de la vie de mon père. Cette fin je l'ai retournée dans tous les sens maintes et maintes fois. Depuis que j'ai compris que je ne peux pas la changer, c'est moi qui change ! Maintenant que j'ai vieilli ce serait différent. Je pourrais le sortir des eaux troubles de Bolinas. Dans son livre, Suicide : le Dieu Sauvage, Al Alvarez compare le suicide à un divorce et dit que les gens qui tentent de se suicider essayent d'obtenir un divorce d'avec la vie. Ce qu'Alvarez dit après avoir survécu à sa propre tentative de suicide, c'est qu'il a pu recommencer sa vie comme on peut refaire une autre vie après un divorce.
Son livre m'a aidé à comprendre un petit peu mieux ce que le processus de pensée de mon père avait pu être durant cette phase critique. Mon père avait des problèmes d'argent, des problèmes familiaux et des problèmes avec l'alcool, mais son plus gros problème était qu'il ne voulait pas vivre.
Traduction Alain Suel
*T. E. C. : Traitement par électrochoc

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posted by Lucien Suel at 07:34

4 Comments:

Blogger Didier L. said...

A l'occasion, avec les TEC, on traite aussi les TOC*, mais c'est par manque d'éthique.
(* Troubles Obsessionnels Compulsifs)
Ceci dit, ce texte de Ianthe Brautigan est profondément bouleversant. Explorer le réel par l'écriture quand le réel qui se présente est tel, c'est grand.

21:26  
Anonymous Anonyme said...

Merci pour ce texte très émouvant, dans lequel on croit bien souvent entendre comme un écho affaibli de la voix de ce père improbable :

"— Je le vois nulle part.
— Il doit être parti.
— Il est peut-être rentré chez lui..."

22:36  
Anonymous Anonyme said...

Beau témoignage, émouvant, sur ce grand écrivain qu'était Richard Brautigan, et sur l'univers si dur des hôpitaux p.
"Ne pas vouloir vivre" une phrase à méditer pour tous ceux qui souffrent d'inadaptation. Merci.

16:57  
Anonymous Stéphane Descornes said...

Le texte d'Ianthe Brautigan est magnifique et la traduction de votre frère
tout aussi remarquable. On s'étonne qu'un éditeur ne lui ait pas confié
la traduction du livre entier ! Merci encore pour ces souvenirs qui
permettent d'approcher d'un peu plus près le grand Richard et donnent
envie de le relire encore et toujours.

02:52  

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