Vouloir mourir, témoignage de Ianthe Brautigan (7/8)
En 1980, j'eus une longue conversation avec mon père dans son appartement de Green Street à San Francisco. Nous étions assis ensemble dans le salon comme dans une caverne, le seul éclairage étant celui du couloir et de la cheminée. Il posa son verre de whisky et bondit sur ses jambes. « J'arrive tout de suite. » Il revint après un petit moment avec un dossier. Il en sortit une photographie. « Voici ta grand-mère ! » dit-il.
J'hésitai un instant avant de regarder la photo. Je me demandais d'où il tenait la photo de quelqu'un qu'il n'avait pas vu depuis 25 ans. Mon père s'éloigna un peu pendant que j'étudiais le polaroïd sur lequel on voyait une femme entre deux âges, aux cheveux bruns, assise sur un banc de pierre sous un saule pleureur au côté d'un homme de type asiatique. L'homme paraissait serein. Ses jambes de pantalon étaient repliées et il portait un maillot de corps blanc. Ma grand-mère était en pantalon corsaire, les jambes croisées, penchée en avant, une cigarette à la main. Ses yeux étaient si vifs qu'on aurait pu croire qu'avec le temps ils avaient creusé deux trous dans la photo. Au bout d'une minute ou deux, mon père se pencha en avant.
« L'as-tu regardée suffisamment ?
- Oui, répondis-je.
- Tu es sûre ? »
J'acquiesçai de la tête.
Il alla vers la cheminée, prit la photo de ses longs doigts délicats et la tint au-dessus des flammes. Nous regardâmes ensemble la photo tomber et s'enflammer. Il se retourna et me regarda.
« La dernière fois que j'ai vu ma mère, je sortais juste de l'hôpital psychiatrique de Salem. »
Je retins ma respiration. Il continua à parler. « J'y avais été interné après avoir jeté des cailloux dans les vitres d'un commissariat de police, espérant me faire arrêter et bénéficier ainsi d'un repas. J'étais affamé. Mais au lieu de cela ils m'envoyèrent dans un hôpital psychiatrique. »
Il se rassit et reprit son verre. « J'ai compris que j'avais fait une foutue connerie. » Il s'arrêta de parler un moment. Puis d'une voix très détachée, il reprit « Aussi j'ai fait de mon mieux pour sortir de là au plus vite. Je suis devenu un patient modèle. » Mon cœur battait la chamade.
« Combien il t'a fallu pour en sortir ?
- Trois mois.
- Est ce qu'ils t'ont fait des électrochocs ?
- Oh oui. »
Soudain, je compris sa prudence excessive vis à vis de l'électricité. En étant petite je trouvais surprenante la peur qu'il avait de remplacer une simple ampoule.
Mon père alla à la fenêtre et me tourna le dos. Je voulus lui crier d'ouvrir la fenêtre. Je me disais que peut-être, si la brume de San Francisco pouvait entrer dans la pièce, cela calmerait mon mal de ventre et soulagerait sûrement mon père.
Maintenant avec le recul, je crois qu'il pensait à nouveau au suicide et qu'il voulait s'assurer que je connaissais bien tout ce qu'il y avait à savoir de son passé avant qu'il ne meure. Il ne voulait pas que je découvre tout ça par les journaux ou les magazines. Nous n'avons plus jamais reparlé de sa mère ou de son séjour à l'hôpital.
Cette nuit, c'est le dixième anniversaire de la triste conversation.
Parfois j'ai envie de prendre une éponge et du savon et de nettoyer toutes ces tristes conversations, mais elles sont tout ce qui me reste.
J'hésitai un instant avant de regarder la photo. Je me demandais d'où il tenait la photo de quelqu'un qu'il n'avait pas vu depuis 25 ans. Mon père s'éloigna un peu pendant que j'étudiais le polaroïd sur lequel on voyait une femme entre deux âges, aux cheveux bruns, assise sur un banc de pierre sous un saule pleureur au côté d'un homme de type asiatique. L'homme paraissait serein. Ses jambes de pantalon étaient repliées et il portait un maillot de corps blanc. Ma grand-mère était en pantalon corsaire, les jambes croisées, penchée en avant, une cigarette à la main. Ses yeux étaient si vifs qu'on aurait pu croire qu'avec le temps ils avaient creusé deux trous dans la photo. Au bout d'une minute ou deux, mon père se pencha en avant.
« L'as-tu regardée suffisamment ?
- Oui, répondis-je.
- Tu es sûre ? »
J'acquiesçai de la tête.
Il alla vers la cheminée, prit la photo de ses longs doigts délicats et la tint au-dessus des flammes. Nous regardâmes ensemble la photo tomber et s'enflammer. Il se retourna et me regarda.
« La dernière fois que j'ai vu ma mère, je sortais juste de l'hôpital psychiatrique de Salem. »
Je retins ma respiration. Il continua à parler. « J'y avais été interné après avoir jeté des cailloux dans les vitres d'un commissariat de police, espérant me faire arrêter et bénéficier ainsi d'un repas. J'étais affamé. Mais au lieu de cela ils m'envoyèrent dans un hôpital psychiatrique. »
Il se rassit et reprit son verre. « J'ai compris que j'avais fait une foutue connerie. » Il s'arrêta de parler un moment. Puis d'une voix très détachée, il reprit « Aussi j'ai fait de mon mieux pour sortir de là au plus vite. Je suis devenu un patient modèle. » Mon cœur battait la chamade.
« Combien il t'a fallu pour en sortir ?
- Trois mois.
- Est ce qu'ils t'ont fait des électrochocs ?
- Oh oui. »
Soudain, je compris sa prudence excessive vis à vis de l'électricité. En étant petite je trouvais surprenante la peur qu'il avait de remplacer une simple ampoule.
Mon père alla à la fenêtre et me tourna le dos. Je voulus lui crier d'ouvrir la fenêtre. Je me disais que peut-être, si la brume de San Francisco pouvait entrer dans la pièce, cela calmerait mon mal de ventre et soulagerait sûrement mon père.
Maintenant avec le recul, je crois qu'il pensait à nouveau au suicide et qu'il voulait s'assurer que je connaissais bien tout ce qu'il y avait à savoir de son passé avant qu'il ne meure. Il ne voulait pas que je découvre tout ça par les journaux ou les magazines. Nous n'avons plus jamais reparlé de sa mère ou de son séjour à l'hôpital.
Cette nuit, c'est le dixième anniversaire de la triste conversation.
Parfois j'ai envie de prendre une éponge et du savon et de nettoyer toutes ces tristes conversations, mais elles sont tout ce qui me reste.
Traduction, Alain Suel
Libellés : Beat, Ianthe Brautigan, Traduction
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