Vouloir mourir, témoignage de Ianthe Brautigan (5/8)
Une nuit de ce premier été je voulus essayer de faire cesser de boire mon père en me débarrassant de tout le George Dickel, un whisky très coûteux. J'étais seule à la maison et sans réfléchir plus avant, je sortis du placard quatre bouteilles d'un litre de whisky chacune que je vidai dans l'évier de la cuisine. Je fis au plus vite parce que je savais que ce que je faisais ne plairait pas à mon père et qu'il pouvait rentrer à tout instant. J'arrêtai quand l'odeur de whisky eut empli toute la cuisine. Mon père buvait tellement qu'il ne se rendit même pas compte de la disparition de l'alcool. Il admit simplement qu'il avait dû le boire. Peu après cette soirée j'écrivis dans mon journal intime un poème sur sa consommation d'alcool : Papa quand tu bois de la bière ou du vin, / tu es juste bien / mais quand tu bois des alcools forts, / ton esprit quitte ton corps. Il continua à acheter du George Dickel et du Jack Daniels par caisses. Mon père devenait fou de rage. Il avait des pertes de mémoire. Il était suicidaire. J'appelai ma mère et elle essaya de comprendre ce qui se passait. Mais la fois où elle lui parla au matin, il était à jeun et moi j'essayais d'oublier le père ivre de la nuit précédente. La fracture déjà bien ouverte entre les deux univers que je côtoyais, devint totale cet été-là. Ma mère et moi n'avions pas l'habitude de parler de mon père, aussi quand elle voulut m'interroger à son sujet ce fut facile de détourner la conversation. Je pensais aussi que tout le monde pouvait voir ce que je vis si clairement cet été-là : mon père était en danger. Une fois, il a vraiment répondu à la question que je lui avais posée à propos de son alcoolisme. On était dans la véranda derrière la maison et le soleil se couchait. Tout en sirotant son vin blanc, mon père m'expliqua que les pensées qu'il avait en tête étaient si compliquées que cela faisait comme des toiles d'araignées en acier dans le crâne et que boire était le seul moyen qu'il avait trouvé pour s'en débarrasser.
Les jours suivants il me raconta des histoires d'une incroyable tristesse sur son enfance. Il me raconta comment c'était de grandir pendant la récession et comment sa mère avait dû déménager avec lui et ses sœurs si souvent à cause de cela.
« Pour faire des crêpes à l'eau et à la farine uniquement, ma mère devait tamiser la farine pour enlever les crottes de rats. Il n'y avait ni œufs ni lait. Comme je n'avais pas le sou pour payer l'entrée, je devais rester assis à l'extérieur de l'école avec tous les autres enfants pauvres. »
« Ma mère me laissa seul à Great Falls avec un de mes beaux-pères, cuisinier. Je prenais mes repas chez lui et devais me débrouiller pour dormir dans une chambre d'hôtel. J'avais sept ans. »
« J'ai vu l'un de mes beaux-pères terminer de préparer un repas alors qu'il venait juste d'assommer ma mère à coups de poêle à frire. »
Certains de ses beaux-pères l'avaient battu aussi.
Il me raconta encore qu'étant tout petit, il aimait enterrer les cadeaux-surprises qu'il y avait dans les boîtes de biscuits salés aux céréales. Un jour il décida que le fait de n'avoir pas un sou pour s'acheter une boîte n'était pas une raison suffisante. Il alla au magasin du coin avec son petit chariot et le chargea à ras bord, de boîtes de ces biscuits puis rentra à la maison. Il dit qu'ensuite il retira soigneusement tous les cadeaux-surprises et qu'il les enterra. Sa mère découvrit ce qu'il avait fait. Elle l'emmena au magasin et paya toutes les boîtes avec le peu d'argent réservé à la nourriture qu'elle possédait. « Alors tout ce que nous avons eu pour manger pendant un bout de temps, c'était ces biscuits aux céréales aussi bien au déjeuner qu'au dîner et au souper. »
Je crus qu'il racontait cela comme une histoire drôle, mais mon père avait l'air si malheureux à la fin de son récit que je réalisai mon erreur. J'avais du mal à comprendre que mon père ait pu passer une partie de son enfance à souffrir de la faim. Mon univers en fut tout chamboulé. La seule chose qui devint claire était qu'il était bien plus dans le besoin que moi. Le but devint de ne pas le contrarier quand il commençait à boire. J'appris à ne rien dire quand à huit heures du matin il apparaissait à la porte de ma chambre un pain de savon à la main dont il me disait : « Ceci est mon testament et mes dernières volontés. » J'appris à le faire sortir de ma chambre quand, ivre, il voulait me lire sa dernière nouvelle à trois heures du matin. Je devins très calée dans l'art de lui faire quitter les restaurants.
J'en avais mal au ventre de le voir traverser la pièce baignée d'une lumière glauque en l'écoutant lire des pages et des pages. À cette époque c'était affreux pour moi. Curieusement aujourd'hui je trouve cela plutôt amusant. Je me vois bien dans un talk show en pleine journée :
« Alors quelles sont les choses les plus terribles que votre père vous ait fait subir ?
- Il faisait des lectures en pleine nuit.
- Qu'est ce qui vous a sauvée ?
- Les histoires. Elles étaient merveilleuses. »
Les jours suivants il me raconta des histoires d'une incroyable tristesse sur son enfance. Il me raconta comment c'était de grandir pendant la récession et comment sa mère avait dû déménager avec lui et ses sœurs si souvent à cause de cela.
« Pour faire des crêpes à l'eau et à la farine uniquement, ma mère devait tamiser la farine pour enlever les crottes de rats. Il n'y avait ni œufs ni lait. Comme je n'avais pas le sou pour payer l'entrée, je devais rester assis à l'extérieur de l'école avec tous les autres enfants pauvres. »
« Ma mère me laissa seul à Great Falls avec un de mes beaux-pères, cuisinier. Je prenais mes repas chez lui et devais me débrouiller pour dormir dans une chambre d'hôtel. J'avais sept ans. »
« J'ai vu l'un de mes beaux-pères terminer de préparer un repas alors qu'il venait juste d'assommer ma mère à coups de poêle à frire. »
Certains de ses beaux-pères l'avaient battu aussi.
Il me raconta encore qu'étant tout petit, il aimait enterrer les cadeaux-surprises qu'il y avait dans les boîtes de biscuits salés aux céréales. Un jour il décida que le fait de n'avoir pas un sou pour s'acheter une boîte n'était pas une raison suffisante. Il alla au magasin du coin avec son petit chariot et le chargea à ras bord, de boîtes de ces biscuits puis rentra à la maison. Il dit qu'ensuite il retira soigneusement tous les cadeaux-surprises et qu'il les enterra. Sa mère découvrit ce qu'il avait fait. Elle l'emmena au magasin et paya toutes les boîtes avec le peu d'argent réservé à la nourriture qu'elle possédait. « Alors tout ce que nous avons eu pour manger pendant un bout de temps, c'était ces biscuits aux céréales aussi bien au déjeuner qu'au dîner et au souper. »
Je crus qu'il racontait cela comme une histoire drôle, mais mon père avait l'air si malheureux à la fin de son récit que je réalisai mon erreur. J'avais du mal à comprendre que mon père ait pu passer une partie de son enfance à souffrir de la faim. Mon univers en fut tout chamboulé. La seule chose qui devint claire était qu'il était bien plus dans le besoin que moi. Le but devint de ne pas le contrarier quand il commençait à boire. J'appris à ne rien dire quand à huit heures du matin il apparaissait à la porte de ma chambre un pain de savon à la main dont il me disait : « Ceci est mon testament et mes dernières volontés. » J'appris à le faire sortir de ma chambre quand, ivre, il voulait me lire sa dernière nouvelle à trois heures du matin. Je devins très calée dans l'art de lui faire quitter les restaurants.
J'en avais mal au ventre de le voir traverser la pièce baignée d'une lumière glauque en l'écoutant lire des pages et des pages. À cette époque c'était affreux pour moi. Curieusement aujourd'hui je trouve cela plutôt amusant. Je me vois bien dans un talk show en pleine journée :
« Alors quelles sont les choses les plus terribles que votre père vous ait fait subir ?
- Il faisait des lectures en pleine nuit.
- Qu'est ce qui vous a sauvée ?
- Les histoires. Elles étaient merveilleuses. »
Traduction, Alain Suel
Libellés : Beat, Ianthe Brautigan, Traduction
4 Comments:
Salut !
Trois choses :
1 - J'apprécie ton blog et je l'ai listé car je compte le lire régulièrement. Je le trouve sobre et intelligent et le commentaire qui citait du Jim Harrisson m'engage à penser que j'ai raison de l'aimer.
2 - Es-tu le traducteur du livre de la fille de Brautigan ?
3 - Connais-tu l'anecdote comme quoi Richard Brautigan aurait passé une nuit noël dans un cinéma porno ?
Trois réponses :
a. Merci bien. Je vous rends la pareille.
b. En l'occurence, c'est mon frère Alain Suel qui a assuré cette traduction. Je l'ai publiée une première fois en janvier 2004 dans "Silo" qui était un magazine "underground" tiré à 100 exemplaires (tirage épuisé).
Dans les archives de ce blog, on peut lire mes propres traductions de Charles Bukowski, Alexander Trocchi, James Purdy, Al Ackerman et Gregory Corso.
c. Je ne me souviens pas avoir entendu parler de cette anecdote.
Peut-être notre ami DL la connaît-il ?
L'anecdote ne me dit rien. Mais plusieurs légendes sur l'Origine du monde s'y rencontrent aussi, même apocryphe, elle me plait bien. Pour Harrisson, il parle trois fois de Brautigan dans En Marge. On peut retrouver les citations en cliquant ici.
Cette anedote est racontée par Marc Chénetier dans son introduction au Tome 1 des romans de Brautigan publié par Christian Bourgois. (Le volume est bleu).
Enregistrer un commentaire
<< Home