jeudi 8 décembre 2005

Vouloir mourir, témoignage de Ianthe Brautigan (6/8)

Un matin, j'avais 14 ans, il me dit : « Si tu n'avais pas été ici, je me serais tué la nuit dernière, mais je ne voulais pas que tu découvres mon corps .» En écrivant cela j'essaie de bien sentir toute la puissance de ces paroles mais je n'y arrive pas. Elles me paraissent enterrées si profondément en moi. Tout ce que j'entends c'est une petite voix me disant : « Sois forte, il a besoin de toi ici pour prendre soin de lui. Si tu n'y parviens pas, il se passera quelque chose de terrible. » Et donc je reste assise ici à regarder par le fenêtre le ciel couvert qui me rappelle les nuages qui passaient au-dessus du ranch au cours de cet été pluvieux de 1974, explorant dans ma mémoire les échecs du passé. J'ai bien échoué. Mon père est mort.
Mais cet été-là, les oiseaux allaient m'attirer dehors. J'aimais tout : l'immense fenêtre juste devant l'évier de la cuisine qui donnait sur la grange et sur la fenêtre de la pièce où mon père écrivait, même le bruit apaisant du lave-vaisselle qui m'endormait comme une berceuse la nuit, la senteur de la peinture fraîche qui donnait à l'atmosphère un sentiment d'espérance, le cotonnier géant crissant à la moindre brise et déversant des chariots de duvet blanc que je balayais en tas. Nous buvions l'eau glaciale qui venait directement des montagnes. J'étais fascinée par la pompe à bras dans la cour. Elle ressemblait exactement à celle qu'on voit dans les westerns. Je pouvais rester longtemps à activer la pompe de haut en bas jusqu'à ce que l'eau jaillisse comme on me l'avait expliqué. Je n'ai jamais compris pourquoi mon père, qui faisait si bien la différence entre la mauvaise eau du puits et celle qu'on buvait dans la maison, n'a jamais compris ce qui était si évident pour moi : l'alcool était mauvais pour lui. Je pompais l'eau du puits et la laissais couler sur le sol espérant que la vision de cette eau empoisonnée m'apprendrait quelque chose, mais ça n'a jamais rien donné.
À la veille d'Halloween mon père décida de quitter le Montana. Je ne sais toujours pas pourquoi. Un nouveau pan de mon univers s'effondra. Ce fut très soudain. Dans un journal intime qu'il a tenu de janvier à novembre 1975, il a écrit qu'il prévoyait de rester au Montana jusqu'au printemps : Ianthe et moi sommes allés acheter des bulbes à planter. Je veux voir des jonquilles au printemps. Et à quelques pages de là on peut lire : J'ai ramassé et brûlé tous les téléphones de la maison dans la cheminée. Ils ont brûlé d'une flamme vive.

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posted by Lucien Suel at 08:30

3 Comments:

Blogger Hiju said...

" Si tu n'avais pas été ici, je me serais tué la nuit dernière, mais je ne voulais pas que tu découvres mon corps .» J'ai souvent pensé la même chose, la peur, l'horreur que ma fille A. me découvre... C'est " l'incroyable indiscrétion de la mort" et le fait de devenir "un objet qu'on manipule " dont parle Cioran...

17:23  
Anonymous Anonyme said...

Pourquoi le dire, si c'est par délicatesse qu'on a renoncé à se suicider?
Quelle horrible délicatesse...
MC

12:17  
Blogger Hiju said...

Ce n'est pas de la délicatesse, c'est 1) ne pas être découvert glauque ou explosé par ma fille de 6 ans, 2) ne pas être tripoté même 2 jours comme un tas de linge par les autres.
L'idéal serait de se mettre soi-même dans le trou le moment voulu(comme dans le film de Kiarostami).
Et que pensez-vous de la délicatesse de tous nos écrivains qui se suicident dans leur journal à chaque page et qui continuent chaque automne de publier ...?

17:46  

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