Claude Pélieu au Silo - IV. I.
IV
NOUS
VIVONS L'HISTOIRE DANS UN CAUCHEMAR.
par
Claude
Pélieu (1977)
1
Un
instant hors du temps... l'histoire ment avec conviction... je revois
un Soap Opera hitlérien,
Nuremberg 1934, le 20 décembre, le jour même où je suis né, vers
10 heures du matin... Un conseiller technique, hâlé par le vent du
Nord, brouille les images... l'odeur du ciel dans le studio que je
déplace dans le hall du Great Western Hotel... le pays des
ombres et des mauvais souvenirs - les voix du sang et de la violence
emplissent le Zoo Électronique, dévastent la Vidéothèque de
l'Univers... C'était la fin du voyage... de retour sur Terre nous
constatons que les gens apparaissent et disparaissent, c'est simple,
des gens comme vous et moi, les descendants des hommes qui ont chié
sur les Écritures - ils ne sont pas tous là, mais ils ont un rôle
dans le Soap Opera de Nuremberg -
au coin de la rue on peut voir Papi Tomato, Tito Vulvo, Dan
Blueberry, Bruno Brazil, Sister Vaseline, Jacob Yamyid, le Dr. Szabo,
Buck, Sister Mucus, le môme Sépia, Zouzou-la-Twisteuse, Joe Flash,
Missouri Dale, Panama Joe, les gouines rouges, etc... UN INSTANT HORS
DU TEMPS - les déchets de l'histoire brûlent à l'horizon, le cycle
de survie s'étire comme un chewing-gum, nous survolons les ruines...
Tous
les matins je passe quelques heures sur la terrasse qui surplombe
l'océan... j'évite les vieilles connaissances... là-bas, The
Great Western Hotel, North Hollywood... j'évite les gens, surtout
les écrivains, les artistes, et les musiciens... je déteste
ces parties emmerdantes... je ne
fréquente que les voyageurs intrépides et les agents secrets de
Dieu... les films en couleurs explosent hors du temps, disparaissent
dans l'herbe bleue - nous sommes perdus dans l'espace depuis
longtemps.
Un
spectre sifflote Double Dealer Death Blues...
J'entre
dans un bar et je vois l'homme qui était dans le film. Un bar
au cœur de Chinatown, fréquenté par les
riches junkies et les hommes
d'affaires qui manipulent les gangs. Mme Quack-Tong gère bien son
établissement... Tout va bien quand un junkie a
les moyens, rien n'arrive, pas grand chose à vrai dire... ça tourne
mal dès que vous vous retrouvez avec les loquedus et les clodos
fascinés par le grand frisson... Quelqu'un peut vous refiler un
cadeau des flics ou de la famille, un fix à
la strychnine, et pfft-! Aux Grandes Osselettes !... C'est pour ça
que Joe dit : « Je ne couche avec personne, à moins que ça ne soit
absolument nécessaire. » - Rien ni personne ne vous aidera - les
gens, je les connais, c'est pour ça que je les déteste... il faut
voir les choses comme elles sont, comme elles ne sont pas... quand
les junkies ont de la bonne
merde, ils voient les choses clairement, très clairement? C'est là
le seul intérêt. Oh, je ne parle pas des mystiques, des fumeurs
évangélistes, des militants et des connards qui reniflent de la
colle d'avion et du poil à gratter... et comme dit Joe : « La bonne
came d'avant-guerre, c'est pas pour les pauvres. » - Vrai, il faut
faire gaffe dans les bars, n'faut pas jouer aux fléchettes dans les
couloirs du métro de neige - tout ça c'est con, c'est bon, pas bon,
très con, c'est tout, c'est comme l’œil de l'ouragan...
c'est une façon de voir et d'entendre, de vivre... les junkies sont
aussi cons que les autres, plus cool peut-être...
ils savent quelque chose que le mec ordinaire ne sait pas. Bien. Ils
flottent dans la non-couleur de la merde au creux d'un bruit blanc,
explosant silencieusement et mollement à côté du temps variable,
dans les veines incolores de quelqu'un d'autre - Alors... alors,
rien - tu plonges dans un hurlement de ciel, et la merde fait partie
du corps, du cerveau, de l'âme, de la vie - tu sors, peut-être,
vivant ou mort, et tu remplaces par autre chose - c'est ainsi que le
vent mauvais emmène tous ceux qu'on aime...
Nous
photographions Connie chaque fois qu'elle prend un fix dans
ce bar, n'importe quel genre de fix... Alors ne marche pas trop
vite dans la rue, la photo est déjà imprimée sur ton imperméable
- ne dors pas avec les images - l'image désincarnée de Connie se
superpose à celle de Joe Verminex et des flics de la Stupéfiante -
Cacahuètes salées dans les poubelles de Brazzaville - le vieux
magasin de vins et spiritueux explose... bruit de verre brisé -
l'homme n'est pas blessé mais il ne voit rien, sinon un écran
rouge, épais, poisseux... il distingue quelques silhouettes sur le
trottoir d'en face - cris, appels au secours, gémissements - le sang
coule dans les caniveaux, personne ne prête attention aux blessés,
amputés, brûlés, s'asphyxiant dans l'épaisse fumée - Une jeune
fille est allongée sous une porte cochère, ses deux jambes
déchiquetées - l'infirmier tire une syrette de morphine de sa
trousse... trop tard... alors il se penche, lui ferme les yeux, et
marmonne une courte prière - tireurs embusqués sur les toits,
canardant les ambulances et les voitures de pompiers - les paras
quadrillent le quartier, bloquent les rues - Eh bien, c'est à ce
moment-là que j'ai décidé de quitter cette ville et ce pays - La
nuit tombe sur Nutopia, base intergalactique, cité-bulle, station
satellisée au-dessus de l'océan de vide et de mort... Nuit noire.
Nuit sans lune.
Libellés : Livre de Claude Pélieu, Pélieu
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