mardi 31 décembre 2019

Claude Pélieu au Silo - IV. I.



IV
NOUS VIVONS L'HISTOIRE DANS UN CAUCHEMAR.
par
Claude Pélieu (1977)

1
Un instant hors du temps... l'histoire ment avec conviction... je revois un Soap Opera hitlérien, Nuremberg 1934, le 20 décembre, le jour même où je suis né, vers 10 heures du matin... Un conseiller technique, hâlé par le vent du Nord, brouille les images... l'odeur du ciel dans le studio que je déplace dans le hall du Great Western Hotel... le pays des ombres et des mauvais souvenirs - les voix du sang et de la violence emplissent le Zoo Électronique, dévastent la Vidéothèque de l'Univers... C'était la fin du voyage... de retour sur Terre nous constatons que les gens apparaissent et disparaissent, c'est simple, des gens comme vous et moi, les descendants des hommes qui ont chié sur les Écritures - ils ne sont pas tous là, mais ils ont un rôle dans le Soap Opera de Nuremberg - au coin de la rue on peut voir Papi Tomato, Tito Vulvo, Dan Blueberry, Bruno Brazil, Sister Vaseline, Jacob Yamyid, le Dr. Szabo, Buck, Sister Mucus, le môme Sépia, Zouzou-la-Twisteuse, Joe Flash, Missouri Dale, Panama Joe, les gouines rouges, etc... UN INSTANT HORS DU TEMPS - les déchets de l'histoire brûlent à l'horizon, le cycle de survie s'étire comme un chewing-gum, nous survolons les ruines...

Tous les matins je passe quelques heures sur la terrasse qui surplombe l'océan... j'évite les vieilles connaissances... là-bas, The Great Western Hotel, North Hollywood... j'évite les gens, surtout les écrivains, les artistes, et les musiciens... je déteste ces parties emmerdantes... je ne fréquente que les voyageurs intrépides et les agents secrets de Dieu... les films en couleurs explosent hors du temps, disparaissent dans l'herbe bleue - nous sommes perdus dans l'espace depuis longtemps.

Un spectre sifflote Double Dealer Death Blues...

J'entre dans un bar et je vois l'homme qui était dans le film. Un bar au cœur de Chinatown, fréquenté par les riches junkies et les hommes d'affaires qui manipulent les gangs. Mme Quack-Tong gère bien son établissement... Tout va bien quand un junkie a les moyens, rien n'arrive, pas grand chose à vrai dire... ça tourne mal dès que vous vous retrouvez avec les loquedus et les clodos fascinés par le grand frisson... Quelqu'un peut vous refiler un cadeau des flics ou de la famille, un fix à la strychnine, et pfft-! Aux Grandes Osselettes !... C'est pour ça que Joe dit : « Je ne couche avec personne, à moins que ça ne soit absolument nécessaire. » - Rien ni personne ne vous aidera - les gens, je les connais, c'est pour ça que je les déteste... il faut voir les choses comme elles sont, comme elles ne sont pas... quand les junkies ont de la bonne merde, ils voient les choses clairement, très clairement? C'est là le seul intérêt. Oh, je ne parle pas des mystiques, des fumeurs évangélistes, des militants et des connards qui reniflent de la colle d'avion et du poil à gratter... et comme dit Joe : « La bonne came d'avant-guerre, c'est pas pour les pauvres. » - Vrai, il faut faire gaffe dans les bars, n'faut pas jouer aux fléchettes dans les couloirs du métro de neige - tout ça c'est con, c'est bon, pas bon, très con, c'est tout, c'est comme l’œil de l'ouragan... c'est une façon de voir et d'entendre, de vivre... les junkies sont aussi cons que les autres, plus cool peut-être... ils savent quelque chose que le mec ordinaire ne sait pas. Bien. Ils flottent dans la non-couleur de la merde au creux d'un bruit blanc, explosant silencieusement et mollement à côté du temps variable, dans les veines incolores de quelqu'un d'autre - Alors... alors, rien - tu plonges dans un hurlement de ciel, et la merde fait partie du corps, du cerveau, de l'âme, de la vie - tu sors, peut-être, vivant ou mort, et tu remplaces par autre chose - c'est ainsi que le vent mauvais emmène tous ceux qu'on aime... 

Nous photographions Connie chaque fois qu'elle prend un fix dans ce bar, n'importe quel genre de fix... Alors ne marche pas trop vite dans la rue, la photo est déjà imprimée sur ton imperméable - ne dors pas avec les images - l'image désincarnée de Connie se superpose à celle de Joe Verminex et des flics de la Stupéfiante - Cacahuètes salées dans les poubelles de Brazzaville - le vieux magasin de vins et spiritueux explose... bruit de verre brisé - l'homme n'est pas blessé mais il ne voit rien, sinon un écran rouge, épais, poisseux... il distingue quelques silhouettes sur le trottoir d'en face - cris, appels au secours, gémissements - le sang coule dans les caniveaux, personne ne prête attention aux blessés, amputés, brûlés, s'asphyxiant dans l'épaisse fumée - Une jeune fille est allongée sous une porte cochère, ses deux jambes déchiquetées - l'infirmier tire une syrette de morphine de sa trousse... trop tard... alors il se penche, lui ferme les yeux, et marmonne une courte prière - tireurs embusqués sur les toits, canardant les ambulances et les voitures de pompiers - les paras quadrillent le quartier, bloquent les rues - Eh bien, c'est à ce moment-là que j'ai décidé de quitter cette ville et ce pays - La nuit tombe sur Nutopia, base intergalactique, cité-bulle, station satellisée au-dessus de l'océan de vide et de mort... Nuit noire. Nuit sans lune.


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posted by Lucien Suel at 07:50