mercredi 21 décembre 2005

Anges d'un nouvel ailleurs (Kerouac Ginsberg Burroughs) 7/7

Une certaine température et un certain vent. Régulièrement, le bruit des gravillons sous les roues du vélo me rappelle que je peux déraper. J’imagine souvent l’onde de choc qui remonterait le long de la colonne vertébrale pour m’irradier définitivement le corps si une voiture me percutait par l’arrière.
Allant d’un endroit à un autre, à bicyclette, il y a seulement un doux bal cérébral, contrarié par quelques agressions, comme des coups de Klaxons, du gaz, une incompréhension totale entre deux satellites qui ne peuvent pas se croiser. Si la route est propice, pas trop grande surtout, les pesticides dans les champs et les popcorns dans l’estomac des fermiers peuvent disparaître. Le vent est ressuscité, l’air se laisse pénétrer.
Pédaler est un geste qui ne s’arrête pas. Si je suis nourri, il se nourrit lui même. Mes jambes tournent et je peux tourner la tête dans presque tous les sens. Je ne prends aucun risque. Je suis seulement menacé. Je n’y peux rien. J’essaie de rester calme. Cette histoire de vélo, c’est ma première étape, beaucoup plus modeste qu’un grand voyage à travers l’Amérique, mais je suis du coin et de l’époque. C’est de l’effort, une tentative d’endurance et parfois un début de détachement, des liens qui réunissent le mouvement de l’outil, les réflexes intellectuels et physiques du voyageur, sur son vélo, entouré, stimulé, pas nécessairement eu, et tout ce qu’il connaît, a vu, verra - qu’il l’espère ou qu’il s’y attende -. En tous les cas, ça le met à des années-lumières des collants bariolés, des gourdes en plastique, des maillots de bain pour cyclistes.
Dans de telles circonstances, Jack Kerouac, William Burroughs, Allen Ginsberg, mais aussi, par exemple, Gary Snyder, traversent quelques années de temps et quelques kilomètres d’espace pour venir exister dans l’esprit d’un jeune garçon qui veut lutter contre la perte de sens du déplacement. Ils ont acheté leur billet avant de mourir. Je les accepte sans grand problème, je les invite même.
Je peux penser à l’un ou à l’autre, ou à deux, ou trois, selon l’endroit, la ferme, le cimetière, le bruit d’un moteur ou la température.
En pensant à ces gens, en faisant un effort pour ne pas perdre de vue l’image de leur corps, de leur métabolisme, de la lenteur du temps, pour eux comme pour moi, je ressens parfois du plaisir, mais ils ne dissipent pas le malaise. Simplement des bouffées de force.
Quelquefois, c’est un souffle presque insensible, pas directement relié à eux mais qui se nourrit de leur passage au monde, et qui me fait penser aux soldats pris dans les guerres dans la plaine, autour de Laventie, de telle sorte que ce soit agréable.
Une autre fois, ce sera un souffle violent, nauséabond qui englue toutes les images et parfois mon propre corps, avec le scalpel du Docteur Benway comme gigantesque miroir réfléchissant la lumière au dessus de nos têtes.

On peut boire des bonnes bières dans une taverne belge, on peut s’inquiéter à plusieurs, on peut regarder ses amis très durement, on peut se coucher, se lever, manger, essayer de s’asseoir par terre, mais pas sur le bord de la route. Voir les virus en action tout en sachant qu’il leur manque tout ce qu’un vrai virus a de rassurant, parler d’eux, à plusieurs, entre personnes qui sont rares les unes aux autres, craindre ce déplacement de plus en plus rapide de tout ce qui entoure et fait, nécessairement, le monde, cracher, sourire, et malgré soi, froncer les sourcils.
Connaître ces trois écrivains aujourd’hui, c’est pour moi nécessairement un motif de satisfaction, la pierre de touche d’un possible début de calme. Et aussi le code d’accès à une banque d’échanges, joyeux, austères, amicaux. Comme avoir la possibilité d’aller chercher dans une cave fraîche une grande et belle-bonne bouteille de bière ou de s’offrir le plaisir de ne pas y aller.
Kerouac, Burroughs, c’est sûr. Ginsberg, c’est encore à voir mais je n’en prends pas le temps pour le moment ... Ils sont pour moi, par leur force, la mienne, celle qui passe l’océan et plusieurs générations, une pièce essentielle du moteur, qui reçoit et distribue de l’énergie, qui restera parmi les dernières, mais qui souffrira beaucoup.
(TS)
"Anges d'un nouvel ailleurs" est le fruit d'une collaboration entre Arnaud Mirland, Lucien et Thomas Suel. Cet ensemble a été composé en 1998-1999.



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posted by Lucien Suel at 07:58