vendredi 11 septembre 2009

Sur la piste d'Arthur Cravan (3)

Voici la dernière lettre qu’Arthur écrivit de Terre-Neuve à Renée. Les autres lettres du lot ne sont pas tellement intéressantes à reproduire ici. Arthur annonce son projet de s’enfuir au Mexique. Dans “Colossus” (Ballustrada n° 4, 2004) j’ai déjà parlé du séjour de Cravan au Mexique, où il épousa Mina Loy tandis qu’en France l’attendait toujours sa femme Renée. Les lettres que Cravan a écrit à Mina ont déjà été publiées ailleurs.
Port-Union, Terre-Neuve, le 19 octobre 1917

Ma chère Renée,

Je travaille sur un bateau de pêche. Nous naviguons sous drapeau danois, mais l’équipage se compose surtout d’Islandais. Nous pêchons sur Grand-Banks, un énorme banc de sable plus grand que Terre-Neuve elle-même. Il faut que je te dise que c’est un travail vraiment dur. Et sale en plus. Au fond c’est dégoûtant et je ne comprends pas comment je réussis à tenir bon. Je ne peux plus voir de morues. Mais que mange-t-on ici tous les soirs ? De la morue! Qu’est-ce qu’un poète / boxeur cherche ici? Je mène une vie inhumaine, je suis au bord du désespoir et je te supplie de m’envoyer du fric.
William Coaker fait de son mieux pour aider le village qui a été fondé par la Fishermen’s Union Trading Company. Il dirige le syndicat et soutient les intérêts des pêcheurs dans son journal “The Fishermen’s Advocate”. Le cousin d’Oscar Wilde aimerait bien y insérer un article sur son expérience de la vie de pêcheur, mais sans doute, vaut-il mieux me taire. Coaker d’ailleurs ne m’oublie pas et on est en train d’achever “The Bungalow”. C’est le nom de cette maison magnifique, mais qui détone parmi les pauvres petites maisons de pêcheurs ici dans la Bonavista Peninsula. Ma chère Renée, envoie-moi de l’argent, car je ne tiens plus et tout compte fait, je ne suis pas en sûreté ici.
Dans la baie survolée chaque jour par des balbuzards, il y a une goélette sous drapeau mexicain. Pour autant que je sache, le Mexique n’est pas mêlé à cette foutue guerre et je pense que discrètement, je vais me renseigner sur la date de son départ.

Je t’aime
Arthur


Références :
Jean-Pierre Begot, Arthur Cravan Oeuvres, Editions Gérard Lebovici, 1987.
Blaise Cendrars, Le Lotissement du Ciel, Editions Denoël, 1949.
Johan Everaers, Colossus, Ballustrada 18 n° 4, 2004.

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mardi 8 septembre 2009

Sur la piste d'Arthur Cravan (2)

Le récent évènement de la braderie de Lille nous incite à publier la suite d'un article publié ici en août 2006, un article rédigé par notre ami néerlandais Johan Everaers qui eut la fortune de trouver sur une brocante d'Audresselles un paquet contenant des lettres originales d'Arthur Cravan. L'ensemble du dossier fit l'objet d'une publication dans le numéro 184 de la revue "Action poétique" dirigée par Henri Deluy.
"Silo" vous propose en deux séries les autres lettres d'Arthur Cravan précédées d'un commentaire de Johan Everaers.


Le vrai nom d’Arthur était Fabian Lloyd. Le courrier qu’il attend de sa femme doit être adressé maintenant à un de ses pseudonymes. Après son séjour à Curling, Arthur s’habillera désormais en homme et nous ne pouvons que deviner quel a été le boulot qu’il faisait dans cette ferme isolée. C’est dommage que le mystère Frost ne soit pas encore résolu. Frost est né à Philadelphie et je sais aussi qu’il est mort fin 1917. Je n’ai pas réussi à trouver l’endroit ni la date de sa disparition. Des recherches dans les archives communales de Corner Brook n’ont abouti à rien. Dans le Western Star, les noms de Frost ou de Cravan ne figurèrent jamais. Il faudra donc aller à la recherche du nom de Marie Lowitska.
Dans sa lettre du 25 septembre déjà, Cravan prévoit une période difficile pour le vieux Frost, tout comme son fils artiste-peintre, et devenu célèbre comme illustrateur. De chagrin, le bonhomme a détruit les oeuvres de son fils, mort avant son trentième anniversaire. [J. E.]
Port Union, Terre-Neuve, le 29 septembre 1917

Ma Bourguignonne,

Hélas, toujours sans nouvelles de Paris. Chère Renée, écris-moi s’il te plaît, comment vous allez tous. Surtout, envoie tes lettres à Robert Miradecque. Ce n’est que depuis quelques jours que je me suis rendu compte que je suis toujours dans un endroit tout à fait impossible. Terre-Neuve est un territoire anglais et par conséquent, je me trouve encore dans un pays en guerre, nom de dieu. Il faut que je file. En tant que Robert Miradecque, je tiendrai bon quelque temps, mais je n’ai presque plus d’argent. Ici, je ne vois presque rien de cette guerre mais ce doit être bien différent pour vous autres. Le pêcheur que j’ai rencontré à Corner Brook m’a accompagné en auto-stop sur la presqu’île de Bonavista. Hier nous avons passé la nuit à Botwood chez un vieil ami de mon compagnon de voyage. Un séjour qui n’a pas manqué m’inspirer d’ailleurs. J’y ai appris cette histoire que j’ai plaisir à te raconter : Ici à Terre-Neuve vivaient des Indiens nommés les Béothuks. Il y a une centaine d’années, Mary March était une femme Béothuk qui avait été capturée par les Anglais. Son vrai nom était Demasduit et pendant sa captivité, on a essayé de lui apprendre la langue anglaise. Ainsi, les Anglais pourraient disposer d’un interprète. Tu comprendras que………
[ quelques phrases illisibles. La lettre a été écrite au crayon] ………tandis que Mary comme le dernier de sa tribu est décédée. Je pense que les Français ont fait la même chose, par exemple avec les Indiens MicMacs sur la French Shore à l’ouest de Terre-Neuve. Pourquoi ne leur auraient-ils pas appris la langue française? Tu comprends que pour une personne bilingue comme moi c’est intéressant à savoir et peut-être qu’ensemble, avec Frost, j’en aurais appris davantage. Hélas, l’histoire a pris un autre cours. Maintenant je suis vraiment à court d’argent et je te prie de m’envoyer du pognon au Consulat Danois. Fais attention surtout d’indiquer Robert Miradecque.
Ton Arthur
Plus tard on a découvert que Renée, la femme de Fabian Lloyd, alias Arthur Cravan, alias Robert Miradecque etc., avait envoyé de l’argent au Consulat Danois à l’intention d’un des pseudonymes d’Arthur. Les lettres arrivaient à Paris par Copenhague avec la mention que le destinataire était parti sur un bateau mexicain, le Santissima Madre de Dio. Avant de quitter Terre-Neuve, Arthur donna de ses nouvelles et c’est cette carte postale qui prouve sa présence au petit village de Port-Union dans la presqu’île de Bonavista. La carte montre un énorme iceberg au large de Cape Bonavista.
Port-Union, le 4 octobre

Ma chérie,

J’ai trouvé du travail sur un bateau de pêche. Maintenant je comprends un peu mieux ce livre de Pierre Loti qu’un jour nous avons lu ensemble. C’est un labeur extrêmement dur.
Ton Arthur

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posted by Lucien Suel at 20:30 3 comments